L'homme à la cervelle d'or, la nouvelle de 1860

Comment avez-vous trouvé cette nouvelle ?

Pas lu.
0
Aucun vote
Nul !
0
Aucun vote
Bof...
0
Aucun vote
Correct.
0
Aucun vote
Bon.
0
Aucun vote
Excellent.
0
Aucun vote
Génial !
0
Aucun vote
 
Nombre total de votes : 0

L'homme à la cervelle d'or, la nouvelle de 1860

Messagepar Greenheart » Ven 13 Mai 2016 17:38

Image

En l'honneur de l'anniversaire d'Alphonse Daudet, né ce jour, le 13 mai 1840 - S'il était un vampire, il aurait aujourd'hui 176 ans :mrgreen:
Et il a donc seulement 20 ans quand sa nouvelle "L'homme à la cervelle d'or" est publiée dans le journal Le Monde Illustré. :bravo: :bravo: :bravo:
... Un texte qui demeure d'une actualité brûlante, et à faire lire à un maximum de gens possibles, donc. :bowdown: :bowdown: :bowdown:

***

L’homme à la cervelle d’or

Une nouvelle originale de Alphonse Daudet.

(texte original de 1860 paru dans le Monde illustré du 7 juillet 1860 - noter que ce texte est dans le domaine public français)

I

Je suis né dans une petite ville de l’ancienne Souabe, chez le greffier au tribunal, un jour de soleil et de Pentecôte. Ma venue au monde fut accompagnée de quelques signes étranges qu’il est bon de raconter. Toute la famille étant réunie autour du lit de l’accouchée, mon oncle, l’inspecteur aux douanes, me prit délicatement entre ses doigts et m’apporta près de la fenêtre pour me contempler à son aise ; mais la pesanteur de mon petit être le surprit à ce point que le bonhomme effrayé me lâcha et que je m’en allai tomber lourdement sur le carreau, la tête la première. On me crut mort sur le coup, et vous pensez les cris qu’on en poussa ; le crâne d’un nouveau-né est quelque chose de si débile, le tissu en est si frêle, la pelure si délicate ; une aile de papillon glissant là-dessus peut causer les plus grands ravages ! O surprise ! Lé ténuité de mon crâne se ressentit à peine de cette terrible secousse, et ma tête, en touchant le sol, rendit un son métallique et connu de tous qui fit dresser vingt oreilles à la fois. On m’entoure, on me relève, on me palpe, et grande fut la stupeur, quand le docteur déclara que j’avais le sommet de la tête et la cervelle en or, à preuve un fragment qui s’était détaché dans ma chute, et qu’on reconnut être un morceau d’or très-pur et très-fin.

— Singulier enfant ! dit Monsieur le docteur en hochant la tête.

— Destiné à de grandes choses ! ajouta mon père hors de lui.

— Et qui doit valoir beaucoup d’argent, fit judicieusement observer mon oncle.

Avant de se séparer, on se promit le plus grand secret sur l’aventure : ce fut là la première pensée de ma mère, qui craignait que ma valeur une fois connue ne vint à tenter la cupidité de méchantes gens. J’étais, du reste, un enfant comme tous les autres, mangeant ou plutôt buvant bien, avec cela très-précoce et porteur d’allures drôlettes à dérider le front le plus sévère. Crainte d’accident, ma mère voulut me nourrir elle-même ! Je grandis donc dans notre vieille maison de la rue des Tanneurs, ne mettant presque jamais le nez dehors, toujours caressé, choyé, surveillé, talonné, n’osant faire un pas à moi seul de peur d’abîmer ma précieuse personne, et regardant tristement à travers les vitres mes petits voisins jouer aux osselets dans la rue et cabrioler à leur aise dans les ruisseaux. Comme vous pensez, on se garda bien de m’envoyer à l’école ; mon père fit venir à grands frais des maîtres à la maison, et j’acquis en peu de temps une instruction présentable. J’avouerai même que j’étais doué d’une intelligence qui surprenait les gens, et dont mes parents et moi nous avions seuls le secret. Qui n’eût été intelligent avec une cervelle riche comme la mienne ? Un jour ne se passait pas sans que chez nous on ne bénît le Ciel d’avoir fait un miracle en ma faveur et d’avoir honoré un enfant prodige l’humble demeure du greffier.

Ah ! faveur maudite ! exécrable présent ! ne pouviez-vous donc tomber sur la maison d’en face ?

***

(à suivre)
...d'un G qui veut dire Greenheart !
Greenheart
Administrateur du site
 
Messages: 10824
Inscription: Sam 15 Nov 2014 19:56

Re: L'homme à la cervelle d'or, la nouvelle de 1860

Messagepar Greenheart » Ven 13 Mai 2016 18:25

II

Mon père était loin d’être riche ; c’était un modeste greffier, gagnant avec peine quelques misérables florins à copier et enregistrer les actes du tribunal. Les dépenses qu’il avait faites pour mon éducation étaient de beaucoup au-dessus de ses forces ; aussi, mes études finies et comme je prenais pieds sur mes dix-huit ans, se trouva-t-il à bout de ressources.

Un soir, en rentrant d’une promenade sur l’esplanade, je trouvai quatre gaillards fort laids, en train d’inspecter la maison et de tâter le pouls à nos pauvres meubles pour s’assurer de leur santé et de leur valeur. Ma mère pleurait dans un coin, accroupie sur un escabeau, la tête entre ses mains ; mon père, pâle comme un linceul blanc, faisait visiter l’appartement à ces messieurs et se retournait de temps à autres pour essuyer une grosse larme honteuse. Je compris que j’assistais à une lugubre scène du drame de Monsieur Loyal. Les hommes sortis avec promesse de revenir le lendemain, nous restâmes seuls dans la chambre assombrie, et je n’entendis plus que des pleurs et des sanglots.

Mon père se leva et se promena quelques instants par la salle. — « Ah ! malheureux enfant ! fit-il en s’arrêtant tout à coup, que de douleurs tu nous vaux, et comment t’acquitteras-tu jamais envers moi des larmes que tu fais verser à ta mère ! » Je voulus parler, les pleurs m’en empêchèrent ; — ma mère priait à voix basse dans son coin.

Mon père reprit en s’approchant de moi : — « Dire que nous mourrons de misère à côté de cet or ! » et d’un geste fébrile, il appuya sa main sur mon front. De l’or ! A ce mot, un frisson fit claquer ses membres, en même temps qu’une idée terrible fondait sur moi et m’envahissait. Je songeais aux richesses immenses que contenait mon cerveau : « Oh ! si je pouvais !... » Et plein de cette pensée, je courus m’enfermer avec elle dans ma chambre.

Maintes fois on m’avait conté la scène qui accompagna ma naissance, et puisque j’avais survécu à la perte d’un morceau de ma cervelle, il me parut que je pouvais, sans péril, en détacher encore un brin, pour venir en aide à mes malheureux parents. Ici, une affreuse objection se dressait devant moi : ce lambeau de cervelle que j’allais m’arracher, n’était-ce pas tout autant d’intelligence dont je me privais ? L’intelligence, ce levier, cette force, cette puissance ; l’intelligence, ma seule richesse à moi ! Avais-je le droit de disposer d’un bien que je n’avais acquis au prix d’aucun travail, d’aucune fatigue ? Et que deviendrai-je, juste Dieu, si j’allais tomber dans l’imbécilité et l’abrutissement ?... D’un côté, je voyais le désespoir de ces pauvres gens qui avaient trouvé bon de se sacrifier pour moi ; mon cœur s’en émut, mes yeux se mouillèrent ; je n’y tins plus, et, prenant une décision soudaine… L’horrible souffrance ! je crus que ma tête éclatait.
J’entrai dans la salle où se tenaient mes parents :

« Tenez ! leur dis-je, ne pleurez plus ! » Et je jetai sur leurs genoux un morceau d’or gros comme une noisette, tout saignant encore et tout palpitant. Tandis qu’ils me couvraient de leurs caresses, moi j’étais en proie à une profonde tristesse et à une sensation singulière : mes idées me semblaient moins nettes, moins lucides ; c’était comme un voile qui s’étendait sur mon esprit. Je secouai tout cela : Bah ! me dis-je, c’est pour la maison ; et puis j’en ai donné si peu !...

(à suivre)

***
...d'un G qui veut dire Greenheart !
Greenheart
Administrateur du site
 
Messages: 10824
Inscription: Sam 15 Nov 2014 19:56

Re: L'homme à la cervelle d'or, la nouvelle de 1860

Messagepar Greenheart » Sam 14 Mai 2016 13:58

III

À quelque temps de là, de misérables compagnons de débauche m’entraînèrent à une orgie qui devait me coûter cher. La chose se passait à l’Hôtel de France ; on y fit un vacarme du diable ; on mit la cave à sec et la vaisselle à sac ; nous nous amusâmes considérablement. Quand le fatal quart-d’heure sonna, mes excellents amis, profitant de mon ivresse, jugèrent à propos de s’évader sans m’avertir et sans payer. Je passai ma nuit à dormir sur les divans de l’hôtel, et, le lendemain, au réveil, je me trouvai face à face avec une interminable addition qu’il fallait solder sur-le-champ. Je n’avais pas un kreutzer en poche, et, si grand que fut mon crève-cœur, je dus recourir encore à ma cervelle et lui faire un second et terrible emprunt… Dès ce jour, un amer découragement s’empara de mon être ; encore quelques emprunts de ce genre, et j’en aurai fini avec cette intelligence dont j’étais si fier. Cette pensée, qui me faisait frémir, se dressait sans cesse devant mes yeux ; je devins sombre, misanthrope ; de tous mes amis, je n’en avais gardé qu’un seul, le plus ancien et le plus sûr de tous, qui connaissait depuis longtemps mon secret et me prêchait à tout heure du jour de ménager précieusement ce trésor ; ce cher ami avait ses raisons pour cela : une nuit qu’il pleuvait et que le mauvais temps le fit coucher à la maison, il s’en vint furtivement et pendant mon sommeil m’arracher un énorme quartier de cervelle.

La douleur me réveilla et je me dressai, en hurlant, sur ma couche ; le misérable, pris en flagrant délit, ne sut que pâlir, balbutier et trembler de tous ses membres. En fin de compte, il s’enfuit, emportant son butin. Je ne sais comment j’aurais supporté ce dernier coup, si une passion violente n’était venue me distraire un temps des rêves sinistres où je m’abîmais ! je devins amoureux et je résolus de me marier, persuadé que dans un intérieur tranquille et aimant je parviendrais à échapper à la complète destruction du meilleur de moi.

(à suivre)

***
...d'un G qui veut dire Greenheart !
Greenheart
Administrateur du site
 
Messages: 10824
Inscription: Sam 15 Nov 2014 19:56

Re: L'homme à la cervelle d'or, la nouvelle de 1860

Messagepar Greenheart » Sam 14 Mai 2016 16:30

IV

La femme que je choisis était certes faite pour charmer : elle avait des yeux, de l’esprit et du cœur, un nom qui me plaisait, de fines attaches et de l’économie ; nous entrâmes en ménage et je me crus heureux pour toujours. Hélas ! du jour de mon mariage datèrent seulement mes vraies souffrances, et c’est là que je devais engloutir le beau lingot d’or qui me restait encore dans le crâne.

Ma femme, avec des goûts modestes, était pourtant aiguillonnée par le désir immodéré de la toilette ; le soir, à la musique, je l’entendais maintes fois soupirer et regarder douloureusement, en passant à côté des dames de la ville, toutes somptueusement habillées. Je voyais clair dans ces soupirs, et, bien qu’elle n’osât me les avouer, je sentais les regrets que faisait naître en elle cet étalage de luxe. Peu à peu, je crus m’apercevoir que la froideur se glissait dans la maison : plus d’effusion du cœur, d’épanchements, plus de longues et douces causeries. Je compris qu’on commençait à m’accuser de beaucoup d’égoïsme. — « Pourquoi, se disait-on, me laisser dans un pareil dénûment, et puisqu’il a le moyen de me rendre heureuse, pourquoi ne pas s’en servir ? que fera-t-il de ses richesses s’il ne les dépense pas pour moi ? » Je lisais toutes ces choses et bien d’autres encore dans l’azur d’une paire d’yeux trop beaux pour mentir, et tandis que j’observais de mon côté, l’amour s’en allait de l’autre. Il fallait prendre un parti ; j’aimais mieux laisser faire mon cœur. Ma femme eut des robes somptueuses, ma femme eut des diamants, ma femme me rendit ses plus beaux sourires ; mais non ! vous ne saurez jamais de quel prix je payai tout cela… Comment faire autrement, puisque je n’avais pas de fortune ? Pouvais-je entrer en boutique, mesurer du drap à l’aune, fabriquer des cornets de papiers ? Quelque chose de divin que je sentais en moi me défendit obstinément des métiers pareils. Il me fallait de l’argent ; ma cervelle valait de l’argent, et ma foi je dépensais ma cervelle. — Dépense de tous les jours, torture de toutes les heures, pour les besoins de la vie, pour les joies de la vanité, ce soir pour un bal, demain pour le dîner, hier pour une robe, aujourd’hui pour du pain ; le trésor y passait tout entier. Parfois, aux heures de solitude et des regards intérieurs, il me prenait de soudaines rages, je saisissais ma tête à deux mains, comme pour arrêter les flots d’or qui s’en échappaient ; je criais : « Ne t’en vas pas ! ne t’en vas pas ! » Un instant après je m’acharnais à me meurtrir le crâne pour en extraire le divin minerai. Sur ces entrefaites, un bonheur imprévu vint apporter quelques soulagements à mon affreuse position, poser un baume sur mes plaies toujours saignantes. Un enfant nous naquit, un bijou de petit garçon, vraie miniature de sa mère. Mon premier soin fut de m’assurer qu’il n’aurait pas la cervelle de son père, et quand je vis qu’il n’avait pas hérité de cette infirmité royale, j’eus de la joie pour quelques temps.

(à suivre)

***
...d'un G qui veut dire Greenheart !
Greenheart
Administrateur du site
 
Messages: 10824
Inscription: Sam 15 Nov 2014 19:56

Re: L'homme à la cervelle d'or, la nouvelle de 1860

Messagepar Greenheart » Mar 24 Mai 2016 06:29

V

L'enfant grandit ; ô douleur ! C'était un être de plus à faire vivre de mon cerveau. Des nourrices, des médecins, des éleveurs, que sais-je encore ? tout autant de misérables qui vinrent s'acharner sur ma mine d'or, si souvent et si cruellement exploitée. Je n'épargnai rien à la chère créature ; et ce qui m'étonnais surtout, c'était la quantité de richesses contenues en ma cervelle, et la peine que j'avais à les épuiser. Il fallait pourtant en finir, une bonne fois... Nous étions au premier jour de l'année ; au dehors, un gai soleil se jouait sur la neige ; chez moi, les fronts étaient moroses et les yeux gonflés. L'enfant soupirait dans son lit ; à l'air de misère qui régnait dans la maison il devinait bien qu'il ne devait pas songer aux étrennes, et que cette journée de joie serait toute de larmes pour lui. Triste de cette tristesse, la mère se taisait et, volontiers, eut donné son sang pour voir un rayon de gaité dans les yeux du bambin ; mais, sachant mes nombreux sacrifices, elle n'osait me demander encore celui-là. De ma place, je voyais ce drame familial, poignant et désolé... Enfin, n'y tenant plus, je passai dans la chambre voisine et j'allai à ma cervelle. — Dieu vivant ! le trésor avait fui ; — il en restait à peine un débris, gros comme la moitié de mon petit doigt : "Non, jamais!" m'écriai-je en frémissant. Au même moment j'entendais dans la pièce à côté l'enfant que ma présence ne retenait plus, partir d'un long sanglot. Je n'hésitai pas... Le sacrifice accompli, je revins près de ma femme, et je lui dis d'acheter avec son fils acheter des étrennes ; l'enfant battit des mains ; elle, pleurant de joie, se jeta dans mes bras et se serra sur ma poitrine avec amour: "Ah! cher homme, que tu es bon!"

Quand ils furent sortis, je me laissai tomber sur une chaise, et là, je songeai amèrement à ces splendides richesses dont il ne me restait plus désormais la moindre parcelle, et qu'il ne m'était plus donné de revoir. Je récapitulai toutes les circonstances de ma vie où j'avais perdu mon or brin par brin, tous les buissons de ma route où j'avais laissé un lambeau de ma toison : la maladresse de mon oncle, mon amour pour mes parents, le mauvais tour de mes camarades à l'Hôtel de France, l'horrible conduite de mon ami, mon mariage, mes devoirs d'époux et de père, tout me passa devant les yeux. Que faire désormais ? Que désirer ? un lit d'hôpital ou bien une place de garçon mercier quelque part, à la Bobine-d'Argent, par exemple ; voilà l'avenir qui m'était réservé, et je n'avais pas quarante ans. Puis, tandis que je me désolai et pleurai toutes mes larmes, je vins à songer à tant de malheureux qui vivent de leur cervelle, comme moi j'en avais vécu, à ces artistes, à ces gens de lettres sans fortune, obligés de faire du pain de leur intelligence, et je me dis que je ne devais pas être seul ici-bas à connaître les souffrances de l'homme à la cervelle d'or.

FIN

***

Une version brève et altérée de cette nouvelle a ensuite été publiée dans Les Lettres de mon moulin.
...d'un G qui veut dire Greenheart !
Greenheart
Administrateur du site
 
Messages: 10824
Inscription: Sam 15 Nov 2014 19:56


Retourner vers Fantastique

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 1 invité

cron