La Sapienza (2014) Traduction du titre : La sapience (= l'illumination par ce que l'on sait, c'est-à-dire ce que l'on goûte par les sens ou par l'intellect).
Sorti en Italie le 24 novembre 2014. Sorti en France le 25 mars 2015. Sorti en blu-ray ou DVD américain KINO LORBER US (version française et italienne originale sous-titré français et anglais, un court-métrage et des réponses du réalisateur à des questions qui méritaient d'être posées en bonus)
De Eugène Green (également scénariste et acteur); avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot, Ludovico Succio, Arianna Nastro.
Pour adultes et adolescents.
(fantastique) Alexandre Schmidt est un architecte au sommet de sa carrière, mais très amer sur son bilan. Il compte se racheter par son nouveau projet déjà primé, mais on le met en demeure de changer le projet pour bétonner davantage la nature et réduire les coûts, par un pouvoir politique d'abord préoccuper d'arranger ses très chers amis. Alexandre décide de profiter des deux mois de moratoire pour se consacrer à un livre dont il avait jusqu'ici repoussé l'écriture. Il part avec sa compagne Alienor pour l'Italie et revoir l'Eglise de Saint Yves en La Sapienza à Rome d'un architecte du passé, Francesco Borromini, qui le fascine. Mais à peine arrivé à Rome, le couple doit porter secours à Goffredo dont la sœur Lavinia vient de faire l'un de ses malaises chroniques.
Les ramenant chez leur mère, ils apprennent que Goffredo compte étudier l'architecture à Venise. Alienor propose alors à Goffredo d'accompagner Alexandre dans son pèlerinage architectural, alors que Alexandre semble décidé à ne pas discuter d'architecture, à part pour dissuader le jeune homme de faire ses études. Sans le vouloir, il insulte au passage le père boulanger de Goffredo, qui lui fait remarquer que le métier de boulanger ne l'a jamais empêcher d'aimer son propre père. De son côté, Alienor découvre que le mal dont souffre Lavinia est étrange. La mère de Lavinia reproche à Alienor d'éloigner Goffredo de sa sœur au moment où celle-ci aurait le plus besoin du soutien de son frère.
Il est possible de passer complètement à côté du sujet et de l'émotion du film si l'y va comme pour voir un Marvel ou un film plus ordinaire.
Au début j'ai cru que le réalisateur avait demandé une voix fausse à la Truffaud dans Fahrenheit 451, mais je ne comprenais pas pourquoi les personnages, loin d'avoir seulement l'air constipé comme c'est pratiquement toujours le cas dans les drames français, semblaient bouillonner d'émotions quand bien même leur discours semblait atone. Le réalisateur lui-même donne la clé : il veut que le spectateur soit à même de percevoir la performance intérieure des acteurs, et pour cela il demande à ce que peut transmettre l'extérieur du jeu de l'acteur soit aussi faible et neutre que possible. Le jeu et les postures des acteurs seraient aussi une référence directe au théâtre du 17ème siècle, mais le film ne ressemble pas du tout à une pièce de théâtre filmée du 17ème siècle, comme il est encore possible d'en voir aujourd'hui.
Spoiler : :
Plus tout au long j'ai eu l'impression que tous les acteurs qui parlaient français appliquaient des règles de liaison systématiques, alors que depuis des siècles (grammaire d'époque à l'appui), il est spécifié que les liaisons doivent respecter l'unité des idées des mots qui sont liés entre eux. Cela fait forcément parti du style qui vise à forcer l'attention du spectateur hors de la manière de prononcer les dialogues. Il y a le même genre de consigne dans la manière dont les acteurs doivent se tenir, les contacts des regards etc. ce qui fait dire à juste titre que les acteurs ont l'air de robots.
Mais on retrouve exactement la même consigne dans d'autres films, avec le même effet de détourner l'attention du spectateur d'un langage non verbal démonstratif, et à nouveau, ne reste plus que la "performance intérieure" aka les micro-expressions et le contexte parfois retardé pour ouvrir (ou pas) le spectateur à l'âme des personnages, qu'incarnent les acteurs du film. Ceux-ci peuvent passer pour mauvais ou novices, mais pour arriver à montrer l'âme d'un personnage, il faut être naturel (d'où le fait que le réalisateur puisse préférer faire appel à des amateurs dans ses films), mais aussi être potentiellement un acteur formidable, parce qu'évoquer l'âme d'un personnage au milieu d'un tournage n'a rien d'évident. Le réalisateur lui ne pense qu'à filmer cette âme, donc la moitié du boulot est déjà fait. Rien n'est montré du tournage ou de la direction d'acteurs, mais en ce qui me concerne, c'est forcément un succès.
Et l'étonnant c'est que cela fonctionne complètement, en tout cas dans ce film, pas tant au moment de la scène, mais lorsque les pièces du puzzle se mettent en place. La seconde conséquence de cette approche stylistique est que le spectateur se concentre sur ce qu'il voit et entend au-delà des dialogues, et comme en apparence, nous sommes invités à une visite architecturale à Rome, là encore, le réalisateur réussit le tour de force assez extraordinaire de nous donner le regard, et possiblement l'âme d'un architecte passionné, tout entier au service des éléments et de l'humain.
L'aspect fantastique est presque caché, et le film est présenté comme une romance alors que ce n'est pas, en tout cas de ce que j'ai compris, du tout le cœur du film. De ce que j'ai cru comprendre, l'argument est fantastique, tout en bien sûr filant ses métaphores. Et c'est bien sûr un gros spoiler, donc voyez le film avant de lire ce qui suit, si vous en avez la patience bien sûr. Plus si vous réalisez ce qui se passe par vous-même vers la fin de la projection ou après, je suppose que le frisson sera plus grand encore.
Spoiler : :
Le héros est la réincarnation de l'architecte Francesco Borromini, qui se passa par le fil de sa propre épée quand son apprenti chargé de veiller à ce qu'il dorme la nuit, le priva de toute source de lumière, l'empêchant d'écrire ce qui le préoccupait alors. La dépression qui le frappait était en rapport avec la mort accidentelle d'un brigand payé par un rival détruire son oeuvre à coup de masse, et que les ouvriers avaient bastonnés sous sa direction. D'abord banni, Borromini avait été rappelé par le pape, et Borromini s'était accusé du crime pour que ses ouvriers ne payent pas pour son ordre d'empêcher le saboteur de faire davantage de dégâts.
Le jeune Goffredo est la réincarnation de l'apprenti de Borromini, qui s'en voulut d'avoir poussé au suicide Borromini apparemment au-delà de la mort. Goffredo semble être le frère jumeau de Lavinia sa sœur, qui craignant pour la vie de son frère a apparemment décidé de prendre le poids du remords séculaires sur elle, et est ainsi tombée malade, tout en étant certaine que ce serait Goffredo qui mourrait si elle ne se chargeait pas de sa peine.
En revenant sur les lieux "du crime", le héros réincarné retrouve la "lumière", la certitude que ses rêves architecturaux seront enfin bon pour l'Humanité et qu'il ne sera plus laissé dans le noir, et l'apprenti à travers Goffredo est pardonné par Borromini à travers le héros Alexandre Schmidt : la dépression d'Alexandre disparaît, l'étrange maladie de Lavinia guérit et Goffredo pourra devenir architecte à son tour, tandis que Alexandre poursuivra son oeuvre ou en tout cas une vie heureuse au lieu de tout abandonner.
Noter que la scène du réfugié confirme sur toute la ligne la loi surnaturelle du film concernant l'existence de la réincarnation expliquant tout ce qui arrive aux héros.
