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2084, le court-métrage de 1985

MessagePosté: Mar 20 Juin 2017 10:03
par Greenheart
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2084 (1985)
Sous-titre : Video clip pour une réflexion syndicale et pour le plaisir.

Sorti en Allemagne de l'Ouest le 5 juillet 1985.

De Chris Marker (également scénariste) ; avec François Périer, Sophie Garnier, Bibiane Kirby, Atika Tahiri.

Pour adultes et adolescents.

Le 29 mars 2084, le robot présentateur de la télévision intergalactique a été programmé pour célébrer dans les termes suivants : le deuxième centenaire de la loi de 1884 qu’on s’accorde à prendre pour point de départ du mouvement syndical. Bien perplexes ils étaient, ceux qui avaient reçu commande d’un film consacré à cent ans de syndicalisme en France, et qui avaient imaginé de sauter carrément encore un siècle… Sans doute un peu écrasés par la difficulté, et peut-être la crainte de se dire où ils en étaient, ils fouillaient plutôt dans leurs machines pour se dire où ils en seraient.

Cette question ne pouvait prendre que la forme d’hypothèses : après avoir jeté un certain nombre d’idées aux quatre vents – ils en avaient retenues trois, dotées chacune d’une couleur. Elles s’articulaient sur un certain nombre de mots recueillis au cours d’une petite enquête préalable. Les questions étaient : qu’est-ce que tu aimes, ou qu’est-ce que tu n’aimes pas ?

J’aime pas le folklore, avait dit une jeune femme. Moi j’aime pas la politique, avait répondu un jeune homme, qui après une moue, avait ajouté : (enfin) certaines politiques. J’aime pas le bavardage insipide, avait affirmé un moustachu ; les stéréotypes, les choses rigides, avait déclaré un barbu. Un jeune binoclard un peu punk avait maugréé qu’il n’aimait pas la grisaille des syndicats, des manifestations – parce que tout est un peu gris.

L’hypothèse grise, c’est l’hypothèse « crise » : une crise dont on ne sort pas. Le système de couverture sociale permet d’en atténuer les effets, au coup par coup – mais l’imagination s’y épuise : quand on a besoin de toute son énergie pour se maintenir à flot, il n’en reste guère pour inventer l’Avenir. Bien sûr, la crise peut s’exaspérer jusqu’à l’explosion – sociale, ou nucléaire. Là, le raisonnement s’arrête, bien forcément : il y aura peut-être un syndicat des scorpions, puisqu’on prétend qu’ils survivront à la Bombe, mais disons que cela nous concerne moins...

Non, le plus probable, dans cette hypothèse, c’est une société peureuse qui ronronne et se donne de fausses sécurités dans l’espoir d’un équilibre toujours remis en question. Là, le syndicat est au mieux, une organisation puissante et protectrice, efficace à sa manière, qui utilise les techniques de pointe pour gérer vos intérêts, garantir votre emploi, vous assurer le maximum de confort : vous vous en remettez à lui, qui prend pour vous les décisions qui règlent votre sort.

Qu’est-ce que je dois faire ? Ayez confiance.

Ce syndicat-là ne se mêle pas d’inventer une autre société – l’utopie, très peu pour moi. La société, elle est comme elle est : il y a toujours des nantis, toujours des exclus – on ne peut pas être partout, n’est-ce pas ? Et les marginaux, ils n’ont qu’à être comme tout le monde. Mais c’est un syndicat qui a du poids en face des banquiers, en face des patrons, en face du pouvoir – quel que soit le pouvoir. Ce syndicat a aussi des traditions – il les cultive, parce que la nostalgie du Passé est bien pratique pour occuper la place de cette nostalgie de l’Avenir, qu’en d’autres temps, on baptisait « Révolution ». Alors le cérémonial syndical devient aussi lourdingue que celui de la cour d’Angleterre : il y a toujours des congrès, des meetings, des défilés, des mots d’ordres… Mais quel ennui !

Qu’est-ce que tu n’aimes pas ? La mort – le journal unique – le racisme – le mépris – la peur.

Il y a pire – il y a toujours pire. Et c’est, l’hypothèse noire. Cela peut-être le fascisme, cela peut-être le stalinisme. On connait. Et parce qu’on connait, cela parait, dans une certaine mesure, moins dangereux : on peut espérer qu’on le verra venir… Ce qu’on voit moins venir, c’est un monde où la technique a pris la place des idéologies. C’est pour cela que, pour la rime, on l’appelle désormais « Technologie ». Cette technologie – l’appropriation de cette technologie, à qui peut-elle servir ? Qui doit en contrôler l’évolution ? a été la grande question de la fin du 20ème siècle – son véritable enjeu. Faute d’avoir compris à temps cet enjeu, on a laissé le gouvernement de l’Avenir entre les mains d’une nouvelle espèce de dirigeants : des techno-totalitaires. Oh, cela n’a pas été sans a-coups…

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Re: 2084, le court-métrage de 1985

MessagePosté: Mer 21 Juin 2017 10:46
par Greenheart
Le commentaire du court-métrage est extrêmement pertinent et lucide - il l'est plus que jamais aujourd'hui, même si je doute fortement de la troisième hypothèse dites "bleue" - la seule positive où les internautes se sauveront eux-mêmes en communiquant librement entre eux...

Cinématographiquement, Chris Marker ne s'est pas foulé : il projette des images d'archives presque illisibles sur des visages, mais cela ne va pas plus loin. Les infographies sont d'époques et catastrophiques - comparés les écrans de télévision de la série Cosmos 1999. Plus l'idée de vaguement illustrer un commentaire, c'est le degré zéro de la scénarisation, probablement pour des raisons budgétaires. J'ai cependant cru comprendre que les syndicats avaient pourtant beaucoup de sous, mais je suppose qu'ils préfèrent le garder pour d'autres usages qu'éclairer la lanterne du public.

A ce titre, il faut aussi souligner l'aspect critique : Marker est très loin de chanter les louanges du syndicat. De fait, son propos consiste par trois fois à démontrer leur dévoiement : première hypothèse, ce sont des machins obsédés par leur auto-célébration qui défendent à peine les gens qu'ils représentent et servent l'ordre en place ; seconde hypothèse, les syndicats servent le fascisme (technologique ou pas) et non les gens qu'ils représentent ; troisième hypothèse, les gens se passent de syndicats pour se défendre eux-mêmes et réinventer le monde eux-même.

Je reprocherai seulement à Marker deux points :

a) Avoir censuré tout simplement la description d'un syndicat non dévoyé, qui représente pour de vrai les gens, change la société pour de vrai etc. Alors que cela a existé, que les gens se sont réellement battus, et que le monde a réellement changé (congés payés, sécurité sociale etc.). Tout cela a existé, et si cela recule, c'est qu'il y a des causes bien précises, et on ne peut évacuer tout cela d'une réflexion que ce soit sur un anniversaire du syndicalisme ou une tentative d'imaginer le futur du syndicalisme.

b) Avoir une approche inhumaine, anonyme et générale : malgré les visages des jeunes qui défilent et expriment seulement des bribes, des émotions hors contexte, limite incompréhensibles ("les syndicats sont gris"), sans que l'on sache ce qui a été dit avant ou après l'extrait - Marker a la même approche que nos manuels d'histoire actuels, qui essaient de faire croire que dans l'histoire, les gens n'ont aucune importance, ne font aucun choix, ne pourront jamais rien changer à l'ordre établi, ce qui les réduit à du bétail devant suivre le guide suprême qui les mène à l'abattoir ou à la rentabilisation de leur cadavre et au détournement de leurs successions si d'aventure ils avaient la chance de ne pas mourir violemment. Ce sont ceux qui croient exactement le contraire qui sont maîtres de leur vie et changent (en bien ou en mal) la vie des autres, le monde. Or, pour convaincre quiconque de se bouger le c.l, il faut lui permettre de s'identifier à ceux qui se bouge le c.l, sans cela, on obtient exactement ce que l'on voit dans le documentaire : des questions sans réponse - "Qu'est-ce que je dois faire ?" (rien).

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