De peur que les ténèbres, le roman de 1941

Infos et retours sur les romans et nouvelles parus ou à paraître.

De peur que les ténèbres, le roman de 1941

Messagepar Greenheart » Sam 27 Jan 2024 09:11

Image

Lest Darkness Fall (1941)
Traduction du titre original : De peur que les ténèbres ne tombent.

Sorti en anglais dans le numéro de décembre 1939 du magazine Unknown.
Sorti en grand format relié américain version révisée en 1941 chez HENRY HOLT US.
Traduit en français en 1972 par Christian Meistermann pour MARABOUT BE ;
Réédité en février 1983 pour NEO (Nouvelles éditions Oswald) ;
Réédité en 1999 pour LES BELLES LETTRES FR collection le cabinet noir.

De Lyon Sprague de Camp.

Pour adultes et adolescents.

(fantastique, voyage dans le temps, uchronie, presse) L'archéologue américain Martin Padway visite le Panthéon de Rome en 1938. Un orage éclate, la foudre se déchaîne et il se retrouve transporté à Rome en l'an 535 de notre ère. Padway se demande d'abord s'il rêve ou s'il délire, mais il accepte rapidement son destin et entreprend de survivre.

En tant qu'archéologue, il a une connaissance suffisante des divers dispositifs utilisés avant son époque, mais après le sixième siècle, pour pouvoir les reproduire par les moyens disponibles. Il parle l'italien moderne et le latin classique, et apprend rapidement le latin vulgaire (qui était parlé à l'époque) pour communiquer efficacement. Plus important encore, Padway a lu avec beaucoup d'attention le livre de l'historien Procopius, qui a décrit la guerre même au début de laquelle Padway se trouve.

La première idée de Padway, après avoir conclu qu'il ne s'agit pas d'une illusion et qu'il se trouve vraiment dans le passé, est de fabriquer un alambic en cuivre et de vendre de l'eau-de-vie pour gagner sa vie. Il persuade un banquier, Thomasus le Syrien, de lui prêter un capital de départ pour démarrer son entreprise. Il apprend à ses employés les chiffres arabes et la comptabilité à double entrée. Padway finit par mettre au point une presse à imprimer, publie un journal et construit un système de télégraphe sémaphore rudimentaire à l'aide de petits télescopes.

*

Spoiler : :
Lest The Darkness Fall 1939 (titre français : De peur que les ténèbres), précède largement L’éclair qui effaçait tout de Philippe Ebly où les héros sont également projeté par un éclair – mais un éclair qui frappe une installation générant un champ magnétique, qui lui-même attrape et projète dans le temps les porteurs de gourmettes fabriquées dans un alliage expérimental. L’explication de L. Sprague de Camp est métaphysique aka fantastique : un éclair oui, mais qui frappe un point plus faible de l’univers décrit en fait comme un Ygdrasil, l’arbre des mondes des vikings, à qui il pousserait une nouvelle branche à chaque fois qu’un voyageur temporel glisse le long de son tronc et atterit à une époque qui n’est pas la sienne – et y joue un rôle suffisamment crucial pour que l’Histoire bifurque à ce point, et l’univers s’enrichisse d’un nouveau monde.

L. Sprague De Camp s’inspire du roman — satirique — précurseur en matière d’uchronie, A Connecticut Yankee in King Arthur's Court 1889 (Un Yankee à la cour du roi Arthur ) de Mark Twain, mais il va plus loin, et s’est à l’évidence documenté d’après les sources de l’époque explorée par son voyageur pour transporter plutôt le lecteur plus tardivement, à l’époque où l’Empire Romain d’Occident va pour s’effondrer. A l’opposée, Philippe Ebly lui s’inspire plutôt des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Si dans le roman de Philippe Ebly, les jeunes héros n’effacent rien de l’Histoire telle que nous la connaissons, le héros de Sprague De Camp lui bascule en mode total « Je réécris l’histoire » et empêchera tout simplement l’âge des lumières d’exister au profit d’un Empire gothique qu’il va fonder, utilisant toutes ses connaissances archéologiques pour nuire à ses ennemis et se construire une nouvelle Histoire plus à son goût, partant du principe opposé à celui de la Patrouille du Temps de Poul Anderson : une Histoire en vaut une autre, la détruire ne détruit pas le Présent qui l’a laissé tombé.

A l’origine, comme beaucoup de romans des années 1930 à 1950, De peur que les ténèbres est d’abord un court roman, qui parait en vedette d’un magazine de Science-fiction et Fantasy. Puis le texte est rallongé et adapté pour différentes éditions à partir de 1941 jusqu’à la version finale de 1996. Or le roman commence à Rome en 1938, donc avant la seconde guerre mondiale, la première publication date de décembre 1939 donc après l’invasion de la Pologne et l’entrée en guerre de l’Angleterre et de la France — mais le texte était peut-être déjà remis et figé en l’état. La première révision date de 1941 soit l’année de l’entrée en guerre des USA suite au bombardement de leur flotte à Pearl Harbour le 7 décembre 1941, soit très probablement après la publication du texte révisé pour la première fois, ou alors très certainement après sa remise à l’éditeur. Difficile de dire sans disposer des éditions d’époque de quand date exactement l’ajout de la ligne : « Il n’y aura plus de grandes guerres ; tout le monde sait que c’est trop dangereux… » et autres détails.

A l’évidence, De peur que les ténèbres aurait pu s’intituler « Un américain à la Chute de l’Empire Romain » car même si Lyon Sprague de Camp a fait quelques devoirs, il reste, on va dire, juvénile dans son approche du voyage dans le temps : il suppose que son héros en sait suffisamment sur son époque — ses technologies, ses dialogues — pour s’en sortir haut la main : il devient plus ou moins un Conan gothique byzantin. Il n’imagine pas que l’Histoire rapportée de cette époque puisse être dangereusement fausse ou que les gens de l’époque puissent se montrer au moins aussi vicieux que ceux du 20ème siècle ou du 21ème siècle. Et bien entendu, son aventure doit être tout public alors que l’époque bien réelle ne l’est pas davantage que la nôtre, et cela peut encore une fois changer beaucoup de choses quand il s’agit d’entreprendre plus ou moins la conquête de l’univers en américanisant sa nouvelle époque.

Or nous savons aussi que l’utopie américaine n’a jamais été une réalité, et que le monde jusqu’à présent semble conserver l’exploitation et l’injustice comme certains modèles de physique supposent une conservation de l’énergie dans un vase clos aux règles limitées à l’attention de l’observateur, d’abord soucieux de décrocher ou conserver son budget et ne vexer aucun potentat.

Les autres problèmes sont du classique en matière de voyage dans le temps. Sprague de Camp a l’excuse du récit du point de vue de son héros, et si vous lisez la version française, s’ajoute l’excuse d’une traduction possiblement maladroite, mais les dialogues ou les descriptions, quand on connaît les dialogues et les descriptions de l’époque dans le texte, sonnent bien sûr assez faux. Il y a bien un effort pour limiter les anachronismes, ou tout au moins les remplacer par quelque chose de plausiblement d’époque. Les meilleurs récits de voyage dans le temps demeurent tout simplement les témoignages authentiques écrit par des gens qui vivaient alors. Mais aucun n’aurait pu raconter les aventures d’un archéologue des années 1930 projeté à leur époque, donc…


*

Image

Le texte original de 1939 de Lyon Sprague de Camp, pour Unknown .

I.

TANCREDI took his hands off the wheel again and waved them. “—so I envy you, Dr. Padway. Here in Roma we have still some work to do. But pah! It is all filling in little gaps. Nothing big, nothing new. And restoration work. Building contractor’s work. Again, pah!”.

“Professor Tancredi,” said Martin Padway patiently, “as I said, I’m not a doctor. I hope to be one soon, if I can get a thesis out of this Lebanon dig.” Being himself the most cautious of drivers, his knuckles were white from gripping the side of the little Fiat, and his right foot ached from trying to shove it through the floor boards.

Tancredi snatched the week in time to avoid a lordly Isotta by the thickness of a razor blade. The Isotta went its way think dark thoughts. “Oh, what is the différence? Here everybody is a doc-tor, whether he is or not, if you understand me. And such a smart young man as you— What was I talking about?”

“That depends.” Padway closed his eyes as a pedestrian just escaped destruction. “You were talking about Etruscan inscriptions, and then about the nature of time, and then about Roman archeol—“
“Ah, yes, the nature of time. This is just a silly idea of mine, you understand. I was saying, all these people who just disappear, they have slipped back down the suitcase.”
“The what?”
“The trunk, I mean. The Trunk of the tree of time. When they stop slipping, they are back in some former time. But as soon as they do anything, they change all subsequent history.”
“Sounds like a paradox,” said Padway.
“No-o. The trunk continues to exist. But a new branch starts out where they come to rest. It has to, otherwise we would all disappear, because history would have changed and our parents might never have met.”

“That’s a thought,” said Padway. “It’s bad enough knowing the sun might become a nova, but if we’re also likely to vanish because somebody has gone back to the twelfth century and stirred things up—“
“No. That has never happened. We have never vanished, that is. You see, doc-tor? We continue to exist, but another history has been started. Perhaps there are many such, all existing somewhere. Maybe they aren’t much different from ours. Maybe the man comes to rest in the middle of the ocean. So what? The fish eat him, and things go on as before. Or they think he is mad, and shut him up or kill him. Again, not much difference. But suppose he becomes a king or a duce? What then? Are you coming to my house for dinner tomorros ? »
« Wh-what ? Why, yes, I’ll be glad to. I’m sailing next—«
« Si, si. I will show you the equations I have worked out. Energy must be conserved, even in changing one’s time. But nothing of this to my colleagues, please. You understand.” The sallow little man took his hands off the wheel to wag both forefingers at Padway. “It is a harmless eccentricity. But one’s professional reputation must not suffer.”
“Eek!” said Padway.

Trancredi jammed on the brake and skidded to a top behind a truck halted at the intersection of the Via del Mare and the Piazza Aracoeli.
“What was I talking about?” he asked.
“Harmless eccentricities,” said Padway.

*

La traduction au plus proche du texte de 1939.

I.

TANCREDI ôta ses mains du volant une fois de plus et les agita.
— … Aussi je vous envie, Docteur Padway. Ici à Rome nous avons encore un peu de travail à faire. Mais, pouah ! Tout n’est que rebouchage de petits trous. Rien de grand, rien de nouveau. Et du travail de restauration. Du travail d’entrepeneur en bâtiment. À nouvea : pouah!

— Professeur Tancredi, répondit patiemment Martin Padway, comme je le disais, je ne suis pas docteur. J’espère en être un bientôt, si j’arrive à tirer une thèse de ces fouilles au Liban.
Etant lui-même le plus prudent des conducteurs, ses phalanges étaient blanche de se cramponner à la portière de la petite Fiat, et son pied droit lui faisait mal à force de l’enfoncer au plancher.

Tancredi rattrapa le volant juste à temps pour éviter une altière Isotta Fraschini à un fil de rasoir près. L’Isotta repartit de son côté, remplie de sombres pensées.
— Oh, quelle est la différence ? Ici tout le monde est un doctore, qu’il le soit ou non, si vous me comprenez. Et un jeune homme aussi intelligent que vous… De quoi j’étais en train de parler ?
— Ça dépend.

Padway fermit les yeux comme un piéton échappait à l’instant à sa destruction. « Vous étiez en train de parler d’inscriptions étrusques, et puis de la nature du Temps, et puis d’archéologie rom…
— Ah, oui, la nature du Temps. C’est juste une de mes petites idées à moi, vous comprenez. J’étais en train de dire, tous ces gens qui disparaissent d’un coup, ils ont seulement tombé en glissant de la valise.
— De la quoi ?
— De la malle, je veux dire. Du tronc de l’arbre du Temps. Quand ils s’arrêtent de glisser, ils se retrouve en arrière, à une quelconque époque précédente. Mais aussitôt qu’ils font quoi que ce soit, ils changent toute l’Histoire subséquente.
— Ça sonne comme un paradoxe, répondit Padway.
— No-o. Le tronc continue d’exister. Mais une nouvelle branche jaillit là où ils se sont arrêtés. Il le faut, sinon nous disparaîtrions tous, parce que l’Histoire aurait eu changé et nos parents ne se seraient peut-être jamais rencontrés.

— Ça c’est une pensée rassurante, répondit Padway. C’est déjà assez stressant de savoir que le Soleil pourrait devenir une super-nova, mais si en plus nous sommes aussi susceptible de disparaître parce que quelqu’un est remonté jusqu’au douzième siècle et a un peu remué le potage…
— Non. Ça n’est jamais arrivé. Nous n’avons jamais disparus, en fait. Vous voyez, Doctore ? Nous continuons d’exister, mais une autre Histoire a commencé. Peut-être qu’il y en beaucoup de telles, existant toutes quelque part. Peut-être qu’elles ne sont pas bien différentes de la nôtre. Peut-être que l’homme est tombé au milieu de l’océan. Et alors ? Les poissons l’auront mangé, et la vie aura repris comme avant. Ou peut-être qu’on aura pensé qu’il était fou, qu’il aura été muselé ou tué. Là encore, pas vraiment de différence. Mais supposons qu’il devienne un roi ou un duce ? Quoi alors ? Est-ce que vous viendrez dîner chez moi demain soir ?
— Hein qu… quoi ? Oui, pourquoi pas, j’en serais heureux. Je prend le bateau…
— Si, si. Je vous montrerai les équations que j’ai élaborées. L’énergie doit être conservée, quand bien même on changerait son Temps. Mais pas un mot de tout ceci à mes collègues, je vous prie. Vous comprenez.

Le petit homme hâlé retira ses mains du volant pour pointer ses deux index sur Padway.
— C’est une excentricité inoffensive. Mais ma réputation professionnelle pourrait en pâtir.
— Héé ! cria Padway.

Tancredi écrasa la pédale de frein et pila juste derrière un camion arrêté à la croisée de la Via del Mare et de la Piazza Aracoeli.
— De j’étais en train de parler ? il demanda.
— D’excentricité inoffensive, répondit Padway.

*

Image

Le texte original de 1941, — dernière révision possible 1996 — de Lyon Sprague de Camp, pour HENRY HOLT US.

CHAPTER I

TANCREDI took his hands off the wheel again and waved them. “—so I envy you, Dr. Padway. Here in Roma we have still some work to do. But pah! It is all filling in little gaps. Nothing big, nothing new. And restoration work. Building contractor’s work. Again, pah!”.

“Professor Tancredi,” said Martin Padway patiently, “as I said, I’m not a doctor. I hope to be one soon, if I can get a thesis out of this Lebanon dig.” Being himself the most cautious of drivers, his knuckles were white from gripping the side of the little Fiat, and his right foot ached from trying to shove it through the floor boards.

Tancredi snatched the week in time to avoid a lordly Isotta by the thickness of a razor blade. The Isotta went its way think dark thoughts. “Oh, what is the différence? Here everybody is a doc-tor, whether he is or not, if you understand me. And such a smart young man as you— What was I talking about?”

“That depends.” Padway closed his eyes as a pedestrian just escaped destruction. “You were talking about Etruscan inscriptions, and then about the nature of time, and then about Roman archeol—“
“Ah, yes, the nature of time. This is just a silly idea of mine, you understand. I was saying, all these people who just disappear, they have slipped back down the suitcase.”
“The what?”
“The trunk, I mean. The trunk of the tree of time. When they stop slipping, they are back in some former time. But as soon as they do anything, they change all subsequent history.”
“Sounds like a paradox,” said Padway.
“No-o. The trunk continues to exist. But a new branch starts out where they come to rest. It has to, otherwise we would all disappear, because history would have changed and our parents might never have met.”

“That’s a thought,” said Padway. “It’s bad enough knowing the sun might become a nova, but if we’re also likely to vanish because somebody has gone back to the twelfth century and stirred things up—“
“No. That has never happened. We have never vanished, that is. You see, doc-tor? We continue to exist, but another history has been started. Perhaps there are many such, all existing somewhere. Maybe they aren’t much different from ours. Maybe the man comes to rest in the middle of the ocean. So what? The fish eat him, and things go on as before. Or they think he is mad, and shut him up or kill him. Again, not much difference. But suppose he becomes a king or a duce? What then?
“Presto, we have a new history ! History is a four-dimensional web. It is a tough web. But it has weak points. The junction places— the focal points, one might say— are weak. The backslipping, if it happens, would happen at these places.”

“What do you mean by focal points?” asked Padway. It sounded to him like polysyllabic nonsense.
“Oh, places like Rome, where the world-lines of many famous events intersect. Or Istanbul. Or Babylon. You remember that archaeologist, Skrzetuski, who disappeared at Babylon in 1936 ?”
“I thought he was killed by some Arab holdup men.”

“Ah. They never found his body! Now, Rome may soon again be the intersection point of great events. That means the web is weakening again here.”
“I hope they don’t bomb the Forum,” said Padway.
“Oh, nothing like that. There will be no more great wars; everybody knows it is too dangerous. But let us not talk politics. The web, as I say, is tough. If a man did slip back, it would take a terrible lot of work to distort it. Like a fly in a spider web that fills a room.”
“Pleasant thought,” said Padway.

“Is it not, though?” Tancredi turned to grin at him, then trod frantically on the brake. The Italian leaned out and showered a pedestrian with curses.
He turned back to Padway. “Are you coming to my house for dinner tomorrow?”

*

La traduction au plus proche du texte de 1941.

CHAPITRE I

TANCREDI ôta ses mains du volant une fois de plus et les agita.
— … Aussi je vous envie, Docteur Padway. Ici à Rome nous avons encore un peu de travail à faire. Mais, pouah ! Tout n’est que rebouchage de petits trous. Rien de grand, rien de nouveau. Et du travail de restauration. Du travail d’entrepeneur en bâtiment. À nouvea : pouah!

— Professeur Tancredi, répondit patiemment Martin Padway, comme je le disais, je ne suis pas docteur. J’espère en être un bientôt, si j’arrive à tirer une thèse de ces fouilles au Liban.
Etant lui-même le plus prudent des conducteurs, ses phalanges étaient blanche de se cramponner à la portière de la petite Fiat, et son pied droit lui faisait mal à force de l’enfoncer au plancher.

Tancredi rattrapa le volant juste à temps pour éviter une altière Isotta Fraschini à un fil de rasoir près. L’Isotta repartit de son côté, remplie de sombres pensées.
— Oh, quelle est la différence ? Ici tout le monde est un doctore, qu’il le soit ou non, si vous me comprenez. Et un jeune homme aussi intelligent que vous… De quoi j’étais en train de parler ?
— Ça dépend.

Padway fermit les yeux comme un piéton échappait à l’instant à sa destruction. « Vous étiez en train de parler d’inscriptions étrusques, et puis de la nature du Temps, et puis d’archéologie rom…
— Ah, oui, la nature du Temps. C’est juste une de mes petites idées à moi, vous comprenez. J’étais en train de dire, tous ces gens qui disparaissent d’un coup, ils ont seulement tombé en glissant de la valise.
— De la quoi ?
— De la malle, je veux dire. Du tronc de l’arbre du Temps. Quand ils s’arrêtent de glisser, ils se retrouve en arrière, à une quelconque époque précédente. Mais aussitôt qu’ils font quoi que ce soit, ils changent toute l’Histoire subséquente.
— Ça sonne comme un paradoxe, répondit Padway.
— No-o. Le tronc continue d’exister. Mais une nouvelle branche jaillit là où ils se sont arrêtés. Il le faut, sinon nous disparaîtrions tous, parce que l’Histoire aurait eu changé et nos parents ne se seraient peut-être jamais rencontrés.

— Ça c’est une pensée rassurante, répondit Padway. C’est déjà assez stressant de savoir que le Soleil pourrait devenir une super-nova, mais si en plus nous sommes aussi susceptible de disparaître parce que quelqu’un est remonté jusqu’au douzième siècle et a un peu remué le potage…
— Non. Ça n’est jamais arrivé. Nous n’avons jamais disparus, en fait. Vous voyez, Doctore ? Nous continuons d’exister, mais une autre Histoire a commencé. Peut-être qu’il y en beaucoup de telles, existant toutes quelque part. Peut-être qu’elles ne sont pas bien différentes de la nôtre. Peut-être que l’homme est tombé au milieu de l’océan. Et alors ? Les poissons l’auront mangé, et la vie aura repris comme avant. Ou peut-être qu’on aura pensé qu’il était fou, qu’il aura été muselé ou tué. Là encore, pas vraiment de différence. Mais supposons qu’il devienne un roi ou un duce ? Quoi alors ?

« Presto, nous aurions une nouvelle Histoire ! L’Histoire est une toile d’araignée à quatre dimensions. C’est une toile solide. Mais elle a ses points faibles. Les points d’attache — les œils, comme on pourrait les qualifier — sont faibles. La glissade en arrière, si elle devait survenir, surviendrait en ces lieux.
— Que voulez-vous dire par ‘œils’ ? demanda Padway. Tout cela sonnait à ses oreilles comme un non-sens polysyllabique.

— Oh, des lieux comme Rome, où les lignes-monde de tellement d’évènements fameux forment des intersections. Ou Istanbul. Ou Babylon. Vous souvenez-vous de cet archéologue, Skrzetuski, qui a disparu à Babylon en 1936 ?
— Je croyais qu’il avait été tué par des bandits arabes.
— Ah. On n’a jamais retrouvé son corps ! à présent, Rome pourrait bientôt être le point d’intersection de grands évènements. Ce qui signifie que la toile se fragilise à nouveau ici.
— J’espère qu’ils ne bombarderont pas le Forum, répondit Padway.

— Oh, rien de tel. Il n’y aura plus de grandes guerres ; tout le monde sait que c’est trop dangereux. Mais ne parlons pas politique. La toile, comme je le disais, est solide. Si un homme glisse en arrière, cela prendrait énormément d’énergie pour la distordre. Comme une mouche dans une toile d’araignée qui remplirait une pièce entière.
— Agréable vision, répondit Padway.

— N’est-ce pas ? Tancredi se tourna pour lui sourire, puis il donna frénétiquement des coups de freins. L’italien se pencha par la portière et insulta copieusement un piéton.
Il se retourna vers Padway. « Est-ce que vous viendrez dîner chez moi demain soir ? »

*

ImageImageImage

La traduction de Christian Meistermann de 1972 pour MARABOUT BE, rééditée 1983 pour NEO, rééditée en 1999 pour LES BELLES LETTRES FR.

I

Les mains de Tancredi quittèrent de nouveau le volant et se mirent à s’agiter.
— … c’est pourquoi je vous envie, docteur Padway. Ici, à Rome, nous avons encore du travail. Mais, pah ! Nous ne faisons que boucher des trous. Rien de grands, rien de neuf. De la restauration. Un travail de maçon, quoi ! Ah oui, pah !

— Professeur Tancredi, dit patiemment Martin Padway, comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas docteur. J’espère l’être bientôt, si j’arrive à tirer une thèse de cette fouille au Liban.
Lui-même, le plus prudent des chauffeurs, il voyait ses articulations blanchir à force de s’agripper à la cloison de la petite Fiat, comme il sentait une douleur au pied droit auquel il tentait de faire traverser le plancher.

Trancredi s’empara violemment du volant, juste à temps pour éviter une Isotta hautaine de l’épaisseur d’une lame de rasoir. L’Isotta continua son chemin en ruminant de sombres pensées.
— Oh ! quelle est la différence ? Ici, tout le monde est docteur, qu’il le soit ou non, si vous me comprenez. Et un jeune homme intelligent comme vous… De quoi étais-je en train de parler ?
— Ça dépend.

Padway ferma les yeux alors qu’un piéton venait d’échapper à l’anéantissement .
— Vous parliez d’inscriptions étrusques, et puis de la nature du temps, et puis de l’archéologie rom…
— Ah oui ! la nature du temps. Une de mes idées idiotes, vous comprenez. Je disais que tous ces gens qui ont disparu… ont glissé dans l’escalier.
— Dans quoi ?
— Le tronc, je veux dire. Le long du tronc de l’arbre du temps. Quand ils cessent de glisser, ils se retrouvent à une époque passée. Et là, dès qu’ils font quoi que ce soit, ils changent toute l’histoire postérieure.
— Ceci semble un paradoxe, dit Padway.
— No-on. Le tronc continue d’exister. Mais une nouvelle branche naït là où ils se sont arrêtés. Il le faut, autrement nous disparaîtrions tous parce que l’histoire aurait changé et que nos parents ne se seraient peut-être pas rencontrés.

— C’est une idée, dit Padway. C’est assez ennuyeux de savoir que le soleil risque de se transformer en nova, mais s’il y a aussi une probabilité pour que nous disparaissions parce que quelqu’un est retourné au XIIe siècle et a tout mi sens dessus dessous…
— Non. Ce n’est jamais arrivé. C’est-à-dire : nous n’avons jamais disparu. Voyez-vous, docteur, nous continuons d’exister, mais une autre histoire est née. Peut-être y en a-t-il beaucoup de ce genre qui existent un peu partout. Peut-être ne sont-elles pas tellement différentes de la nôtre. L’homme peut se retrouver au milieu de l’océan. Et alors quoi ? Les poissons le mangent et tout continue comme avant. Ou on pense qu’il est fou et on l’enferme, ou bien on le tue. Encore une fois, pas de grande différence. Mais supposons qu’il devienne roi ou duce. Et alors ? Presto, nous avons une nouvelle branche ! L’histoire est une toile à quatre dimensions. Une toile résistante, mais qui présente des points faibles. Les lieux de jonction — les points focaux, pourrait-on dire — sont peu solides. L’éventuel glissement en arrière se produit en ces lieux.

— Qu’entendez-vous par points focaux ? demanda Pasway qui croyait entendre du charabia pseudo-scientifique.
— Des endroits comme Rome, où les lignes mondiales de nombreux évènements célèbres, s’intersectent. Ou bien Istanbul. Ou Babylone. Vous vous souvenez de Skrzeuski, cet archéologue, qui a disparu à Babylone en 1936 ?
— Je croyais qu’il avait été tué par des bandits arabes.
— Ah ! On n’a jamais retrouvé son corps ! à présent, il se peut que bientôt Rome soit de nouveau le point d’intersection de grands évènements. Cela voudrait dire que la toile faiblirait encore ici.
— J’espère qu’ils ne bombardeont pas le Forum, dit Padway.

— Oh ! rien de la sorte. Notre duce est bien trop malin pour nouos lancer dans une vraie guerre ; Mais ne parlons pas politique. La toile, disais-je, est généralement solide. Si quelqu’un retournait bel et bien dans le passé, il faudrait énormément de « travail » pour le déformer. Comme une mouche prise dans une toile d’araignée remplissant une pièce.
— C’est une aimable comparaison !
— N’est-ce pas ?

Trancredi se disposait à lui sourire, mais appuya frénétiquement sur le frein. L’italien se pencha à la fenêtre et abreuva un piéton d’injures. Puis, se retournant vers Padway :
— Voulez-vous dîner chez moi, demain ?

***
...d'un G qui veut dire Greenheart !
Greenheart
Administrateur du site
 
Messages: 10961
Inscription: Sam 15 Nov 2014 19:56

Retourner vers Romans et nouvelles

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 12 invités