Les évadés du temps : le jour du masque

Les récits reprenant les personnages créés par Philippe Ebly.

Les évadés du temps : le jour du masque

Messagepar Greenheart » Mer 31 Déc 2014 23:23

Greenheart le Ven 16 Fév 2007, 15:23.




Une fan-fiction des évadés du temps par Doug Greenheart.
D'après les personnages créés par Philippe Ebly.


LES EVADES DU TEMPS : LE JOUR DU MASQUE



CHAPITRE UN : CAROLINE A VENISE


Quatre garçons étaient attablés à la terrasse d’un café chic sur une vaste place entouré de palais rococo. Le temps était ensoleillé, quoi qu’un peu rafraîchi par un vent intermittent.

« Hé bien voilà ! » s’exclama Thierry, le plus bruyant des quatre : « On l’a fait ! On est à Venise, les gars, une ville tout ce qu’il y a de plus ordinaire, un truc touristique à mort, rien que pour vous offrir le café je fais péter mon plus gros billet. C’est-y pas formidable ? »

Les trois autres échangèrent un regard déconcerté. Sorti de la bouche de n’importe quel autre adolescents, on aurait compris une plaisanterie, ou un sarcasme, mais venant de Thierry ça sortait tout droit du cœur, directement sans passer par le cerveau, comme l’avait déjà dit une fois Kouroun.

Kouroun c’était le plus grand et le plus athlétique des quatre : brun et bronzé, il était à la fois solide et débrouillard. Son seul défaut, selon Thierry, était qu’il aimait un peu trop commander les autres, et aussi qu’il était un peu trop musclé, et… mais arrêtons de répéter ce que disait Thierry de Kouroun, car, vous l’aurez peut-être deviné, Thierry n’était pas toujours de bonne foi, et surtout il adorait s’amuser aux dépends de ses camarades.

N’allez cependant pas croire qu’il était odieux. Noïm avait coutume de dire à Didier que Thierry avait ses raisons.

Noïm, c’était le frère jumeau de Didier. En fait, ce n’était pas vraiment son frère jumeau. Mais quelqu’un de très étrange, si étrange qu’il en était même étranger à ce monde en fait.

C’était aussi le cas de Kouroun, mais Kouroun n’était pas aussi étrange. Kouroun venait du pays légendaire de Ganéom, un pays caché où l’on ne pouvait arriver et d’où l’on ne pouvait repartir que par des portes secrètes, et farouchement défendues par de monstrueux gardiens.

Thierry avait involontairement entraîné son ami Didier à travers l’une de ces portes, et ils n’avaient pu revenir dans leur monde qu’avec l’aide de Kouroun. Mais pour leur avoir fourni cette aide, Kouroun avait été banni de Ganéom par les maîtres surnaturels de ce pays légendaire.

Quant à Noïm, c’était une créature des mondes inférieurs, qui était parvenu à s’échapper dans notre monde au moyen d’un cercle de pierres de lune, et d’un sortilège, qui lui avait permis de prendre une partie de la substance des trois autres et de gagner un corps presque humain.

Mais il demeurait une créature d’air, plus faible qu’un être humain ordinaire, mais en contrepartie doter de pouvoirs surnaturels. Noïm pouvait faire très peur aux gens à cause de sa nature et de ses pouvoirs, aussi les trois autres gardaient-ils son secret.

Mais revenons plutôt à Thierry, qui, un bob vissé sur le crâne et des lunettes de soleil rabattues sur ses yeux, étirait nonchalamment ses bras et ses jambes :

« Aaah, et en plus, Venise, c’est la ville des amoureux. Oh, regardez les gars, des pigeons ! »

« Tu penses à Caroline, là, j’espère ? », répondit Didier.

Thierry se redressa :

« A Caroline, mais aussi à toutes ces superbes italiennes, et aussi toutes ces superbes étrangères, là et à côté… Aaah, j’en ai mal aux yeux ! »

Tout en parlant, il se tournait et souriait aux jolies japonaises assises à la table à côté, qui le saluèrent poliment. Thierry se retourna :

« Et puis il y a aussi Carrie, je vous ai dit qu’elle m’a passé son numéro de téléphone ? »

« Oui, dix fois, » répondit Kouroun, un peu sèchement.

« C’était pas plutôt Chiara ? » demanda Didier.

« Tu devrais essayer de lui téléphoner, » conseilla énigmatiquement Noïm.

« Carrie, Chiara, on s’en tape, répondit Thierry : l’important c’est que je lui ai plu et ça vous ne pouvez pas dire le contraire. Et si on parlait plutôt des conquêtes féminines que vous, vous avez faites, hein ? Ah, ah, vous êtes bien ennuyé, les gars, non ? »

Noïm se tourna vers Didier : « J’ai le droit de lui dire pour les jumelles de Turin ? »

Didier répondit sans se troubler : « C’est toi qui disait que tu ne voulais pas lui faire de la peine. »

Thierry avait notablement pâli : « Quoi, ne me dites pas que lorsque je vous ai dit de rester à l’hôtel alors que Kouroun, Caro et moi on sortait en boite vous avez… »

Noïm répondit avec un léger sourire : « On t’avait bien dit que l’hôtel organisait une soirée dansante dans le pub du rez-de-chaussée. »

Thierry s’empourpra vivement : « Et moi qui t’ai cru quand tu disais que c’était plutôt du genre thé dansant ! Sale traître ! »

Sur ces entrefaites, Caroline revenait s’asseoir à sa place. Caroline, c’était une jeune fille sportive dont les garçons avaient fait la connaissance lors d’une randonnée dans la forêt de Fontainebleau.

Souriante et au tempérament bien trempé, elle souhaitait faire plus tard des études de journalisme – et avait tapé dans l’œil de Thierry.

La réciproque étant encore plus vrai, les deux jeunes gens avaient commencé à se fréquenter régulièrement, et la jeune fille leur avait proposé un voyage à Venise, un peu avant le début du carnaval.

« Mais t’es folle, ma Caro, avait répondu Thierry. Le prix que ça va nous coûter rien que pour trouver un endroit où dormir là-bas ! »

« C’est ça le bon plan justement : ça ne coûtera rien du tout. La sœur de mon père est italienne et elle est propriétaire d’un petit appart sous les combles. Tes amis pourront dormir dans le salon, et nous on aura la chambre. »

A ces mots, Thierry s’était écrié : « N’est-elle pas formidable ! », et avait fougueusement embrassé Caroline.

« Bon, ben, on va peut-être vous laisser, hein ? » avait remarqué Didier devant un tel enthousiasme.

« Je ne veux pas jouer les rabats joies, mais, on n’est pas dans une bibliothèque publique, là ? » avait remarqué Kouroun.

Une petite vieille venait justement de se lever en grommelant quelque chose sur « ces jeunes qui ne respecte plus rien ». Caroline et Thierry éclatèrent de rire et les choses en étaient restées là.

Depuis Thierry n’arrêtait plus de parler de Caroline, tout en abordant pratiquement toutes les filles un peu mignonnes qu’il croisait en son absence, et en dénigrant les talents de séducteurs de ses camarades :

« Tu vois, avait dit Thierry à Didier et Noïm : quand tu regardes Kouroun, comme ça avec ses muscles, et son côté un peu « dark », on pourrait croire que c’est vers lui que toutes les filles devraient courir. Hé ben non, c’est à moi qu’elles parlent. Elles sont toutes folles de mon corps ! »

Plus tard, Noïm avait confié à Kouroun et Didier : « Ben vous voyez j’ai vraiment pas envie d’être là quand ça va péter entre Caro et Thierry. »

Kouroun avait répondu : « Je pense que c’est Thierry qui souffrira le plus. »

« C’est vrai, avait alors renchéri Didier. Thierry est plus sensible qu’il n’y parait. C’est sa première véritable histoire d’amour, enfin, si on excepte les filles sur lesquelles il avait flashé à l’école primaire. »

Kouroun avait toussoté : « En fait, je disais seulement ça parce Caro m’a dit qu’elle avait fait un peu de boxe Thai. »

Didier avait dégluti avec difficulté. Puis après un temps de réflexion avait répondu : « Vous croyez pas qu’on devrait essayer de le prévenir ? »

Noïm et Kouroun s’étaient regardés, puis avaient secoués la tête d’un mouvement parfaitement synchro.

« Ce serait tout à fait inutile ! » avait dit Noïm. « Et après, ils t’en voudraient tous les deux beaucoup, » avait ajouté Kouroun. Et Didier se l’était tenu pour dit.

En attendant, Thierry et Caroline se la jouaient Roméo et Juliette avant le drame, se donnant la becquée l’un à l’autre au restaurant, se tenant la main tout le long des balades dans les ruelles de la ville et pendant la visite de la Basilique, des Palais et du Pont des Soupirs.

Si Didier et Noïm paraissaient tranquilles et intéressés par tout ce qui les entouraient comme à leur habitude, Kouroun paraissait tour à tour profondément ennuyé ou passablement agacé.

Il se dérida après sa rencontre inopinée avec une jolie Islandaise qui répondait au doux nom d’Ingrid : la jeune fille avait manqué de se rompre le cou en glissant sur les marches étroites et usée d’un escalier assez raide, et, fidèle à sa légende, Kouroun l’avait rattrapé au vol, avec fermeté et douceur.

En revanche, cette rencontre accidentelle entre « Tarzan » et « Jane » comme les avaient aussitôt surnommés Thierry, n’avait apparemment pas été du tout du goût des amies de la jolie islandaise. Et Kouroun s’était séparé de sa nouvelle amie assez rapidement, non sans que celle-ci lui ait laissé son numéro de téléphone portable et son adresse internet.

Thierry commenta, sans aucune méchanceté :
« Vu que tu lui as dit que tu n’avais ni téléphone portable, ni boite aux lettres Internet, elle a dû croire que tu ne tenais pas à la revoir… »

Kouroun répondit sans se troubler : « Je lui ai laissé l’adresse de Paris. »

« C’est ça, comme ça elle pourra toujours t’envoyer une carte postale ! » avait répondu Thierry, et il avait éclaté de rire.

Les choses commencèrent à se gâter lorsque, sous prétexte de trouver un bon restaurant pas trop cher pour le soir, Thierry se mit à aborder toutes les (très) jolies italiennes – avec un franc succès :

« Les amis, je vous présente Sophia. Figurez-vous que le père de Sophia travaille dans la mode, et elle nous invite à une super soirée : il y aura de quoi boire et de quoi manger, et de la musique, et même des stars ! »

« Oui, cela va être superbe ! Venez, je vous en prie ! » disait Sophia avec un accent prononcé.

La jeune fille ne portait que des vêtements, chaussures et accessoires de marque et sentait le parfum couteux. Elle était très maquillée, mais très souriante et très chaleureuse.

Caroline ne répondit rien. Kouroun, Didier et Noïm étaient gênés.

« C’est très gentil, dit Kouroun : mais pour ce genre de soirée il faut sûrement être habillé autrement que nous le sommes, et nous n’avons pas emmené beaucoup de bagages. »

« Ce n’est pas grave, répondit Sophia : nous pouvons passer à la boutique de mon père. »

« A cette heure ? s’étonna Noïm.

« Qu’il est adorable ton ami ! s’exclama Sophia avec un rire léger et en caressant rapidement la joue du garçon, qui tressaillit légèrement : J’ai les clés. Nous n’avons qu’à y passer maintenant. Vous pourrez même prendre une douche là-bas avant de vous changer. Il y a tout ce qu’il faut. »

C’est alors que Caroline décroisa ses bras et fit un grand sourire :
« Hé bien, moi je propose qu’on dîne chez moi. Je fais très bien les pâtes. Et puis on est tous un peu fatigué par le voyage, non ? »

Sophia éclata de rire : « Des pâtes, comme c’est mignon ! ».

Et elle se tourna vers Thierry en le prenant par le bras : « Tu verras, après la fête, je te ferais moi aussi des pâtes dans mon appartement. Personne ne sait mieux faire les pâtes qu’une italienne, avec une bonne sauce fait maison et servies avec amour… »

Thierry rougit vivement : « Qu’est-ce que t’en pense, Caro ? Ça ne se refuse pas une invitation pareille, non ? »

Caroline répondit, avec un sourire dégagé : « Hé bien, si ça ne se refuse pas, vas-y. »

Puis le sourire disparut complètement : « Mais sans moi ! »
Et la jeune fille fit volte face et s’enfuit en courant.

« Oh, oh ! », fit doucement Sophia.

« Mais qu’est-ce qui lui prend ? » demanda Thierry, les sourcils froncés. « Et où elle va ? C’est elle qui a les clés de l’appart et nos affaires sont à l’intérieur. »

« J’y vais, fit Kouroun en s’élançant après Caroline.

« Il se fait tard, déclara gracieusement Sophia : et si on y allait, Thierry ? »
« Mais… euh, c'est-à-dire que… »

« Ne t’inquiète pas pour elle, c’est une femme : elle va changer d’avis et elle reviendra nous trouver plus tard à la fête, avec ton ami pour la consoler. »

« Hey, réagit Thierry : Ce n’est pas à Kouroun de la consoler d’abord ! »

Le front de la jeune italienne se rida légèrement : « Mais à qui d’autre alors ? A toi peut-être ? »

« Ben oui, répondit Thierry. C’est ma copine, non ? »

L’italienne le gifla à la volée avec un clac retentissant. Thierry porta la main à sa joue brûlante en criant : « Hé, oh, ça va pas non ? »

La demoiselle tourna des talons en parlant rapidement en italien à ses amies, et elle s’éloigna rapidement en direction du canal. Une vedette taxi les attendait.

« Non mais, vous avez vu ? » s’exclama Thierry en se retournant vers Didier et Noïm. « Une fille si gentille. Elle doit être complètement psychopathe. Vraiment, on peut jamais savoir à qui se fier, c’est vrai quoi ? S’il faut maintenant que je demande à Gollum de lire les pensées de chacune des filles avec qui je veux discuter un peu, où va le monde ? »

Gollum était le surnom peu flatteur que Thierry avait trouvé à Noïm après avoir vu un film à la télévision.

« Allez, sois chic, Noïm, fit encore Thierry, frottant toujours sa joue devenue toute rouge : dis-moi où elle est allée maintenant, et pourquoi elle m’en veut ? »

« Sophia ? » demanda Noïm.

« Bien sûr que non, bougre d’andouille, répondit Thierry : Caro, évidemment. Dis, t’es pas censé lire dans mes pensées, ou alors tu as encore une petite faiblesse ? »

« Tu lui as interdit, souviens-toi, » rappela Didier.

Thierry rétorqua à son ami : « Oui, sauf que je sais qu’il ne peut pas s’en empêcher, cet espèce de pervers ! »

Didier répondit durement : « Maintenant ça suffit, Thierry : tu as fait l’idiot, et tu en paies le prix. Alors ne t’en prends pas aux autres pour les bêtises que tu fais, et le mal que tu leur fais. »

Thierry se détourna et baissa la tête. Tout bas il répondit :
« ça va, je sais que j’ai tout gâché. Je suis pas demeuré à ce point-là. C’est juste que, vous êtes mes amis, non ? Vous devriez me soutenir dans ces moments-là. Me dire ce que je pourrais faire pour tout arranger. »

« Commence par t’excuser auprès de Caroline, quand elle reviendra, » répondit Noïm du tac au tac.

« Toi, le pas humain, ne me dis pas ce que j’ai à faire ! » répliqua Thierry, cette fois rouge de colère.

Puis il croisa le regard de Didier et dit, plus doucement : « Alors elle va revenir ? C’est une bonne nouvelle – je veux dire, pour nos sacs ? »

Soudain, Noïm saisit le bras de Didier : « Ils ont des ennuis. Kouroun et Caroline. Il faut… Ils se battent... Non ! Kouroun ! »

Et à cet instant, Noïm rejeta violemment la tête en arrière, comme s’il venait de se prendre un coup en plein visage – et il s’écroula, retenu par Didier.

***


CHAPITRE TROIS

UNE IMPRESSION FOSSE



Noïm avait mené Didier et Thierry sans hésiter à travers le labyrinthe des ruelles.

La nuit était tombée, et l’éclairage public était parcimonieux : certaines placettes, escaliers ou portes baignaient dans la lumière artificielle – d’autres courettes, porches, ou passages étaient simplement noyés dans les ténèbres les plus profondes.

Sans se troubler, Didier avait allumé une torche électrique, et la braquait sur les ombres les plus inquiétantes.

« C’est arrivé ici, » dit simplement Noïm en s’arrêtant au milieu d’une ruelle pavée – qui ressemblait à n’importe quelle autre « calle » de la ville : étroite, surplombée par des vieilles maisons de quatre à six étages, aux rares fenêtres closes. Mais il fallait deviner les derniers étages, car la lumière des lampadaires n’éclairait pas plus haut que le deuxième.

On entendait des rires et de la musique venant des rues voisines, mais dans ce recoin-là, rien ne bougeait.

Thierry inspecta la ruelle de long en large puis revint vers Noïm :
« Et alors, où sont ils allés après ? Où est la porte secrète vers l’autre monde où ils les ont emmenés ? »

« Je n’en sais rien, » avoua Noïm. A partir du moment où Kouroun et Caroline ont été inconscients, je n’ai plus perçu aucune information. »

Le visage de Thierry s’empourpra : « Tu dois pouvoir faire quelque chose ! Je ne sais pas quoi, mais fais-le ! Tu viens d’un autre monde, alors tu dois pouvoir sentir ces trucs-là : renifle, suis leur piste ! »

Didier posa une main sur l’épaule de Thierry, qui recula de lui-même, puis s’assit sur une marche devant une vieille porte cochère poussiéreuse.

« Excuses, souffla le garçon, je sais bien qu’il fait ce qu’il peut. Mais c’est que je m’en veux tellement. J’aurais jamais dû accepter l’invitation de Caro. J’aurais dû me douter qu’on l’entraînerait dans une histoire pas possible. Tout ça c’est ma faute ! »

« Qu’est-ce que tu racontes, répondit doucement Didier en s’asseyant à côté de lui : Caroline n’était pas avec nous quand elle a rencontré ces gens. C’était un accident. Et c’est justement parce que nous sommes avec elle que nous allons trouver un moyen de la sortir de là. Et Kouroun la protègera de son côté, tu peux en être certain. »

Noïm les rejoignit : « Thierry a raison. S’il y a un endroit près d’ici où la frontière entre les mondes est plus fragile, je devrais pouvoir le sentir. »
Didier se releva, imité aussitôt par Thierry : « Tu veux dire, un endroit comme le ravin où on t’a trouvé ? »

« Oui, » répondit simplement Noïm.

« Alors faisons le tour du quartier, répondit Thierry avec énergie. On fera le tour de la ville entière si nécessaire ! »

La gondole avait accosté au bas d’un petit palais à colonnades. Gaspard le corbeau s’envola pour se poser sur la tête d’un des deux lions de pierre rongés par le temps qui gardaient l’entrée du bâtiment.

Il y avait d’étranges remous dans les eaux de plomb du canal. Basiléo tendit sa main gantée à Caroline pour l’aider à monter sur le quai, mais celle-ci supplia Kouroun du regard, et ce fut lui qui lui porta secours. Basiléo eut un sourire en coin et les salua de son tricorne.

Ils franchirent la porte d’entrée. Le heurtoir représentait un dieu barbu grimaçant. Le hall était sombre, et il y faisait froid.

Il y avait des boiseries et des grands tableaux, et un lustre dont les cristaux tintaient dans le courant d’air. L’air embaumait la cire, avec un arrière goût de cendre. Gaspard le corbeau s’envola à tire d’ailes jusqu’en haut de la rampe du grand escalier.

« Gaspard va vous guider jusqu’à vos appartements, » disait Basiléo alors qu’ils gravissaient les marches.

« Vous pourrez vous y rafraîchir. Maverick va bientôt revenir avec des provisions pour vous. Surtout ne manger aucune nourriture d’ici, ni ne buvez aucun vin ou jus de fruits, ou un quelconque alcool. L’eau pure n’est pas un problème, mais ces aliments seront comme du poison pour vous.»

« J’insiste, mis à part l’eau, ne mangez ni ne buvez rien que nous ne vous ayons ramené de votre monde. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, si quoi que ce soit d’inquiétant arriver, Gaspard se chargera de nous alerter. »

« Vous allez nous faire surveiller par ce charognard ! » s’écria Caroline. « Non, je ne le supporterai pas ! »

Ils étaient arrivés devant une porte peinte en vert sombre.

« Merci, répondit Kouroun, en prenant le bras de la jeune fille, de veiller sur notre sécurité. »

Basiléo ouvrit la porte verte et s’effaça pour laisser passer ses « invités ».

Le corbeau s’engouffra à l’intérieur de la pièce, passant juste sous le nez de Caroline, soulevant ses cheveux. De réflexe, Caroline leva les mains pour protéger ses yeux, puis, avec une dernière insulte pour le volatile griffu, elle entra à son tour.

« Kouroun, dit Basiléo sur le pas de la porte : vous trouverez un livre sur la table basse. Il répondra peut-être à certaines des questions que vous vous posez, sur nous autres, et sur cet endroit. »

Sa voix se fit très basse : « Veillez sur votre amie. Qu’elle ne tente rien qui vous mette en péril. »

« Je le ferai, » répondit Kouroun.

Et l’autre referma la porte.

« Tu feras quoi ? », répliqua Caroline dans la seconde, avançant droit sur lui comme une furie : « De quoi parliez-vous à voix basses ? Est-ce que tu es déjà passé de leur côté ? Est-ce que les coups de bottes que cette… »

Le corbeau poussa une série de croassements brefs, qui ressemblaient à s’y méprendre à un rire extrêmement déplaisant.

Caroline attrapa le premier objet venu – un pot de fleurs séchées sur une tablette – et l’envoya en direction du volatile. Le pot rata largement sa cible.

« Je n’ai pas entendu de verrou tourner, » répondit simplement Kouroun. « Nous pouvons quitter cette maison quand nous voulons. Maintenant es-tu certaine de vouloir partir à l’aventure dans un monde dont nous ignorons tout ? »

Caroline fixa le jeune homme comme s’il était devenu subitement fou :
« Un monde dont nous ignorons tout ? ».

Elle éclata d’un rire strident : « Tu as fumé ou quoi ? Nous sommes à Venise. Cette bande de malades nous a enlevé, tabassés, et m’ont piqué mon sac, et tu comptes rester chez eux à leur disposition ? Moi pas. »

Caroline posa la main sur la poignée de la porte et eut une hésitation. Puis elle se retourna vers Kouroun et dit : « Je te laisse l’oiseau chanteur. Et amuse-toi bien avec la fille qui aime tant s’essuyer les bottes sur toi. Je suis certaine que l’expérience te profitera, tiens ! »

Et elle s’en alla dans le couloir. Le corbeau alla se poser sur l’épaule de Kouroun : « Rattrape-là vite et ligote-la au lit. Il est très confortable. »

« Caroline ! » cria Kouroun en s’élança. Le corbeau s’envola au devant et barra la route de la jeune fille au moment où elle arrivait en haut des escaliers.

« Vas-t-en ! », cria Caroline.

Kouroun l’attrapa, et comme elle débattait, il la plaqua au sol sur l’épais tapis.

« Caroline, tu vas m’écouter, gronda-t-il en immobilisant complètement la jeune fille d’une prise parfaite : Nous ne sommes plus à Venise, j’en suis sûr et certain, et toi aussi tu as dû t’en rendre compte. Ces gens ne sont pas humains, ce ciel au-dessus de nous n’était pas un ciel, et tout à l’heure il y avait des choses dans l’eau qu’on ne trouve pas dans l’eau chez nous. Tu le sais. »

Caroline eut un sanglot : « Oui, je le sais ! cria-t-elle. Mais je m’en fiche ! Si tu as peur, tu n’as qu’à rester ici. Moi je tente ma chance. »

« Non, répondit Kouroun avec une voix très basse : je n’ai pas peur, et tu ne tenteras pas ta chance. Pas avant qu’on en ait appris plus. Sur ces gens, et sur ce monde. Compris ? »

Caroline soupira, puis hocha la tête. Kouroun la relâcha, et l’aida à se relever. Ils retournèrent ensemble jusqu’à l’appartement, suivi de près par le corbeau.

En contrebas, adossé à une colonne, dans l’ombre de l’escalier, Basiléo soupira. Puis il retira sa perruque poudrée. Ses cheveux étaient d’un noir profond, courts et bouclés.

« Trop bête, fit la voix de Livia au-dessus de lui : nous en aurions été débarrassés. Au lieu de cela, tu vas devoir tenir tes promesses et les protéger jusqu’à ce qu’on puisse les ramener là-bas. »

Sa cousine était couchée au plafond, sous la mezzanine, ses cheveux blonds cendrés épars.

« Ce n’est que partie remise, répondit Basiléo, avec sècheresse. Tu as encore changé de couleur ? »

Livia roula paresseusement d’un mur à l’autre, jouant avec les mèches de sa longue chevelure, puis le long du mur jusqu’à retomber sur ses pieds devant son cousin : « C’est parce que je le vaux bien ! »


***

Noïm s’était arrêté devant la porte d’une toute petite boutique. « Je sens quelque chose ici. Rien d’absolument sûr, mais c’est comme si la terre était moins épaisse ici. »

« Forcément, rétorqua Thierry : si ça se trouve, la maison est bâti sur pilotis. »

Il ajouta immédiatement à l’intention de Didier : « C’était une blague. Humour. Tu sais, le truc dont Noïm et toi vous manquez tant parfois. »

« Et tout à fait de circonstances, n’est-ce pas ? » répondit Didier, qui sentait monter en lui une furieuse envie de lui taper dessus.

« On dirait que c’est encore ouvert, » remarqua Noïm. Et, à l’intérieur de la tête de Didier, il ajouta : « Calme-toi, ce n’est pas le moment de nous disputer. Il y a quelqu’un à l’intérieur, et c’est sans doute le gardien de la porte. Pense à Kouroun et à Caroline. Thierry y pense très fort, lui. Il sera à la hauteur. »

Didier se sentit soudain rougir de honte, et il pensa : « Je serais à la hauteur moi aussi, je te le promets. »

Il était écrit en italien sur la devanture qu’il s’agissait d’une boutique de masques et de déguisement. Il y avait une pancarte à la porte.

« Encore ouvert à cette heure, c’est vraiment bizarre, non ? » dit tout haut Didier.

« En fait, pas quand on y réfléchit, répondit Thierry : Caro avait dit qu’on n’était qu’à quelques jours du Carnaval. Tous les touristes doivent courir les boutiques pour récupérer un costume, non ? Alors c’est plutôt malin d’ouvrir en nocturne. »

Et il poussa la porte, et une clochette tinta joyeusement dans la pénombre.

« Ouvrir en nocturne, maugréa Didier. La peinture est tellement usée qu’on ne voit pratiquement pas l’enseigne, et la vitrine est éteinte. »

La voix de Noïm résonna dans sa tête : « Ils ne sont pas à l’intérieur. Seulement une personne. Humaine et très âgée. »

Noïm voulait bien sûr parler des ravisseurs de Kouroun et Caroline.

« Hé, on y voit vraiment pas grand-chose dans votre boutique ! Vous voudriez pas allumer un peu ? » lança Thierry à la cantonade.

A cette instant exact, l’intérieur de la boutique s’illumina d’une quantité remarquable de guirlandes électriques jetant un éclat orangé rappelant celui des bougies ou des fêtes foraines des anciens temps.

« Aaaah ! » cria Thierry en faisant un bond en arrière.

Car il venait de se retrouver nez à nez avec un squelette.

(à suivre)

« Hé ! s’écria Thierry très inquiet : c’est pas le moment de t’évanouir ! Dis-nous où ils sont, vite, qu’on puisse faire quelque chose ! »

Noïm battit des paupières, tandis que Didier soutenait sa tête.

« C’est trop tard. Ils ne sont plus de ce monde. »

***

Le début du second chapitre, parce Del était très impatiente :mrgreen:

... mais je ne pourrais le terminer que ce soir, désolé !

***


CHAPITRE 2 : UN REGARD VIDE


Thierry était devenu très pâle : « Non, c’est pas possible. Kouroun… Caroline ! C’est pas vrai : Noïm dis nous que c’est pas vrai ! »

Noïm voulut se relever, Didier l’y aida, très inquiet. Cela paraissait tellement incroyable que Didier n’avait pas réagi. Il se sentait calme, à distance, suspendu.

Thierry tremblait et des larmes avaient roulés sur ses joues. Il s’écria, la voix brisée : « Ce n’est pas juste ! Qu’est-ce qui… Qu’est-ce qui est arrivé ? »

Certains passants s’étaient retournés, mais très vite ils se désintéressaient des trois garçons.

Noïm repondit tout bas : « J’étais avec Kouroun quand c’est arrivé. Il avait presque rattrapé Caroline, lorsqu’elle a bousculé un garçon costumé et masqué. Il faisait partie d’un groupe de trois, également costumés et masqués. Le garçon a perdu son masque, et Caroline a vu son visage. Elle s’est mise à crier très fort, et les trois l’ont entourés. Alors Kouroun s’est jeté sur eux, et ils l’ont assommé. Mais avant ça, il avait eu le temps de voir… »

« De voir quoi ? » demanda Didier.

Et à ce moment-là, Noïm leur montra, à lui et à Thierry, ce que Kouroun avait vu à ce moment-là.

C’était une image mouvante et déformée. Un visage poudré, aux lèvres vermillon. Mais c’était aussi plus qu’une image : Didier et Thierry sentaient le cœur puissant de Kouroun battre dans leur poitrine, son sang battre dans ses tempes, et ses poils se hérisser le long de sa nuque, tandis que toute sa musculature se mobilisait pour se dégager des bras qui le saisissaient.

Un visage aux traits très fins, portant une perruque aux cheveux blancs, surmonté d’un tricorne noir brodé de fils d’or scintillant Un visage très pâle, anormal. Un visage effrayant.

« Hou ! » fit Thierry en se cachant les yeux.

La vision s’évanouie comme un rideau de pluie chassé par une bourrasque. Didier sentit la peur grimper tout le long de son corps comme une myriade d’araignées aux pattes velues et aux crocs acérés.

« Qu’est-ce que c’était que ce truc ? » dit-il enfin d’une voix très basse.

« Ses yeux… » répétait Thierry, « Ses yeux ! »

« Ce garçon n’était pas humain, répondit doucement Noïm. Ses compagnons ne l’étaient pas non plus. »

« Est-ce qu’ils sont comme toi ? » demanda Thierry d’une voix dure.

Noïm hésita. « Je ne sais pas, » avoua-t-il. « Je ne le pense pas. Mais j’étais incapable de sentir quoi que ce soit à leur propos, sinon qu’ils ne pouvaient pas être de ce monde. Ils… ils sonnaient faux, comme une musique qu’on aurait mit sur le film de musiciens qui auraient joué un autre musique. »

« Pas de ce monde. » répéta Thierry. « Mais alors quand tu as dit que Kouroun et Caroline n’étaient plus de ce monde, tu voulais dire qu’ils les ont tués ou alors qu’ils les ont… emmenés avec eux. »

Noïm rougit : « Excusez-moi. Je voulais dire, qu’ils les ont emmenés, bien sûr. »

Didier poussa un soupir de soulagement. Thierry sauta dans les bras de Noïm.

« Noïm, espèce d’idiot ! » cria-t-il en riant et en essuyant ses larmes : « Si tu n’étais pas là, il faudrait t’inventer ! Si tu n’avais pas été là on n’aurait jamais su pour les trucs aux yeux de verre, et on serait encore comme deux idiots à fouiller la ville. Mais maintenant, tu vas pouvoir nous emmener là où ils sont en un rien de temps. Tu vas nous faire chevaucher un Mugwh ou ouvrir je ne sais quelle porte cachée dans cette cité complètement à la rue, et tu nous paralyseras tous les méchants. »

Il relâcha Noïm et lui donna une tape dans le dos : « Je l’adore ! », dit-il encore à Didier. « Il est formidable. »

Didier toussota : « Haem. »

Thierry répondit : « Ben quoi ? Noïm va bien nous aider, n’est-ce pas ? ». Voyant l’expression de Noïm, Thierry s’empourpra : « Hé, tu vas pas nous laisser tomber, non ? »

Noïm répondit : « Non, évidemment que je ne vous laisserai pas tomber ! C’est juste que j’ai peur que cela ne soit pas aussi simple que cela. »

Thierry leva les mains, paumes ouvertes : « Hé bien, simple ou pas simple, on s’y met maintenant, pas dans mille ans. Noïm, tu nous montres le chemin jusqu’où c’est arrivé. Didier, tu as toujours la bombe à poivre qu’on avait trouvé dans le train ? »

« Oui, mais… »

« Si ces types sont capables d’étaler Kouroun d’un seul coup de poing, mieux vaut qu’on leur pulvérise ce truc dans leurs yeux de poisson mort direct. Même avec leurs masques de farces et attrapes, ils la ramèneront pas de suite : Didier et moi on leur tombera dessus et on les attachera, et Noïm les interrogera… Allez, on y va ! »

Noïm restait très calme : « C’est par ici. »

Il indiquait la rue animée par laquelle Caroline avait fuit une demi heure auparavant. Le ciel s’était couvert, mais les rayons dorés du soleil filtraient encore à travers une déchirure dans les nuages. Les rayons découpaient de manière irréelle la vaste place dallée en zones tour à tour lugubres et délavées, resplendissantes et colorées.


***

Kouroun reprit conscience très vite. Il ouvrit les yeux sur un ciel nuageux compact, entre gris plomb et violacé. Il était allongé au fond d’une barque – une gondole – et sa mâchoire lui faisait mal.

Ses mains étaient attachées dans son dos, mais ses pieds étaient libres, et il n’avait pas été bâillonné.

Très vite, Kouroun réalisa qu’ils étaient encore à Venise. Caroline était allongée, elle aussi, mais on l’avait bâillonnée. Son regard, d’abord inquiet, était à présent furieux, et elle secouait la tête comme pour dire à Kouroun : « C’est maintenant que tu te réveilles ? »

Deux de leurs ravisseurs étaient avec eux sur la gondole.

Le garçon avait remis son masque. Ses yeux, entièrement noirs et luisant, comme deux calots de verre fumé étaient restés gravés dans la mémoire de Kouroun : c’était comme s’il les voyait encore en surimpression devant le masque.

Le gondolier leur tournait le dos, les promeneurs sur les quais ne semblaient leur prêter attention.

Kouroun se demanda alors si Caroline et lui n’avaient pas simplement paniqué. De simples lentilles de contacts sous un masque, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Ils passèrent sous un pont.

Le carnaval n’était pas commencé, et pourtant tout le monde était costumé à la manière des photos publicitaires : de magnifiques robes à panier, des perruques et des chapeaux extraordinaires, des gants, des éventails et bien sûr, des masques somptueux. Et pour les hommes, des tricornes, des perruques, vestes, nœuds et gilets, culottes de velours, bas de soie et bottes.

Kouroun réalisa alors que personne ne s’étonnait de les voir – Caroline bâillonnée, et lui couché et entravé.

« Il est réveillé, » remarqua une voix grave. C’était celle du garçon que Caroline avait accidentellement démasqué.

Il avait dit ces mots en français, avec un accent italien chantant. Kouroun voulut se redresser pour répondre, mais la botte de l’autre garçon – celui qui avait assommé Kouroun d’un seul coup de poing en plein dans le menton – vint écraser sa poitrine.

« Vous êtes français, vous aussi ? », interrogea à nouveau le premier garçon.

« Oui, » répondit simplement Kouroun. Puis il ajouta, le plus calmement possible : « Je peux vous poser une question ? »

L’autre n’avait pas retiré sa botte et semblait prendre un plaisir malsain à essuyer très lentement sa semelle sur le sweat-shirt de Kouroun.

« Je vous en prie. », répondit le garçon.

« Pourquoi nous avez-vous enlevés ? »

Les lèvres minces et très rouges sourirent légèrement :
« Vous avez vu mon visage. Personne ne doit savoir que nous existons. »

Kouroun décida de la jouer naïf : « Vous portez des lentilles de contact, et alors ? »

Mais le malaise profond qu’il avait ressenti au moment où il avait croisé le regard du garçon lui revenait, comme un haut-le-cœur. Non, décidément, n’importe qui aurait compris du premier coup d’œil que ce garçon n’était pas humain. Mais qu’était-il au juste ? Un démon ? Un extraterrestre ?

« Ce ne sont pas des lentilles de contact. Et vous le savez très bien. »

Kouroun hésita. La pression de la botte sur sa poitrine se fit plus légère. Il cligna des yeux : « Vous allez nous tuer ? »

« Ce ne sera pas nécessaire, » répondit immédiatement le garçon. « Considérez-vous comme mes invités. Vous resterez quelques temps, puis nous vous ramènerons là où nous vous avons trouvés. »

« Combien de temps ? »

« Cela dépendra de vous. De votre coopération. »

Kouroun soupira. Caroline fixait le ciel, les yeux exorbités. Il leva les yeux à son tour. Une nuée de corbeaux tournoyaient au-dessus d’eux. C’était étrange, et bruyant, mais de là à paniquer à nouveau. Caroline devait être épuisée. Ou encore savoir quelque chose qu’il ne savait pas encore.

« Pourquoi l’avez-vous bâillonnée et pas moi ? » demanda Kouroun.

Le garçon derrière lui lui donna un coup de talon très douloureux en pleine poitrine. Kouroun se tordit et eut une quinte de toux.

« Parce qu’elle posait trop de questions,» répondit une voix de jeune garçon – ou plutôt, une voix de jeune fille, grave et arrogante. Celui qui avait assommé Kouroun d’un seul coup de poing était une fille !

« Ce n’était pas nécessaire, » intervint le garçon, qui avait haussé le ton.

Il attendit que Kouroun reprenne son souffle. Puis répondit plus doucement : « Votre amie était moins calme que vous. Ses cris nous écorchaient les oreilles. Par ailleurs, il est dangereux de garder un bâillon sur une personne inconsciente. Elle pourrait s’étouffer par accident. Et comme je vous l’ai déjà dit, nous n’avons pas l’intention de vous tuer, ou de vous faire plus de mal que nous vous avons déjà fait. N’est-ce pas, camarade ? »

Il s’adressait à la jeune fille déguisée en gentilhomme qui avait maltraité Kouroun. Celui-ci eut une nouvelle quinte de toux, puis il souffla : « Si je suis calme, et que je suis votre invité, est-ce que ce serait trop vous demander de me relever, et me délier les mains ? »

Il n’avait guère d’espoir. Ces gens avaient des manières, mais c’étaient sans doute des criminels. Peut-être même des monstres.

« Oui, répondit le garçon. Mais vous devez me promettre de ne pas tenter une évasion. C’est une ville extrêmement dangereuse pour des nouveaux venus comme vous. Nous vous protègerons jusqu’à votre retour si vous restez avec nous. Si vous vous échappez, nous vous abandonnerons à votre sort. Aucune loi ne nous oblige à vous garder sain et sauf, m’avez-vous bien compris. »

Le cœur de Kouroun se mit à battre un peu plus vite. Il avait un goût de sang dans sa bouche. « Je vous le promets. », répondit-il après une seconde de réflexion supposée.

Le garçon fit un signe de tête à sa comparse, qui souleva sans ménagement – et sans difficulté Kouroun. Elle sortit un poignard à la garde ouvragée, et trancha les liens. Kouroun frotta longuement ses poignets. A présent, il était complètement libre de ses mouvements.

Il aurait pu tenter de s’emparer du poignard, prendre l’étrange jeune fille en otage, et les forcer à faire accoster la gondole. Il aurait fait libérer Caroline et ensemble ils auraient alerté les autorités, comme… cet étrange policier d’opérette, aux grands yeux comme deux puits remplis d’encre noire posté sur le quai voisin ?

A nouveau, Kouroun eut un haut-le-cœur.

« Le mal passera vite. », remarqua le garçon. « Et très vite, il ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Simplement, essayez de ne pas éviter nos regards, sinon vous ne vous y habituerez jamais, et il vous sera plus difficile d’oublier le grand vide. »

Il retira son masque : il avait un visage jeune, aux traits fins, aux lèvres minces. Sa peau était très pâle, ses lèvres presque violettes à cause de la lumière spectrale qui tombait du ciel. Ses yeux n’avaient ni blanc, ni iris – seulement une énorme pupille sur laquelle se reflétait le jour et les ombres.

Et si rien ne s’y était reflété, on aurait facilement cru qu’il n’avait plus du tout de globes oculaires. C’était horrible – cauchemardesque.

« Mon nom est Kouroun, », répondit simplement Kouroun, luttant pour contenir son malaise, et l’envie de fuir qui le dévorait de l’intérieur. Puis il tendit sa main d’abord à la jeune fille, qui la lui serra – à lui broyer les phalanges.

Elle souriait : « Vous ne manquez pas de cran. Mon nom est Livia. »

« Et mon nom est Basileo. » fit le garçon quand Kouroun lui serra la main. « Bienvenue sur notre île. »

« Mmm ! Mmm ! » geignit Caroline, furieuse.

« Ahem, fit Kouroun. Pouvez-vous la détacher elle aussi, s’il vous plait ? Je suis certain que tout se passera bien à présent. »

« Si elle saute à l'eau, elle mourra et ce sera votre faute, remarqua la dénommée Livia. Mais j’aimerai bien voir ça, donc je suis d’accord. »

Sans ajouter un mot, Basiléo ôta le bâillon de la bouche de Caroline :
« Je ne sauterai pas ! » furent ses premiers mots.

Elle avait l’air terrorisée, et ne regardait que Kouroun. Basiléo la releva, et détacha ses liens. Elle se précipita dans les bras de Kouroun, tremblante.

« Nous serons bientôt arrivés chez moi, » dit Basiléo avec douceur. « Chez moi, vous serez en sécurité. Et vous aurez droit à plus d’explication. »

C’est alors qu’un énorme corbeau descendit du ciel – pour aller se percher sur le bras que Basiléo venait de tendre. Caroline étouffa un cri. Le corbeau la fixa de ses yeux noirs globuleux et ouvrit le bec : « Quoi ? Tu ne me présentes pas à tes nouveaux amis ? »

Basiléo eut un sourire carnassier, et inclina la tête :
« Gaspard, voici Kouroun, et son amie Caroline. Gaspard est français, comme vous… »

« Absolument délicieux. Enchanté, vraiment, » répondit le corbeau en battant des ailes.

La gondole venait d’accoster. Livia sauta sur le quai, et retira son tricorne pour lancer à Kouroun et à Caroline : « Juste au cas où vous auriez encore un doute, mon cousin n’est pas ventriloque ! »

Et elle éclata de rire. Le corbeau leur fit un clin d’œil.

***


CHAPITRE TROIS : UNE IMPRESSION FOSSE



Noïm avait mené Didier et Thierry sans hésiter à travers le labyrinthe des ruelles.

La nuit était tombée, et l’éclairage public était parcimonieux : certaines placettes, escaliers ou portes baignaient dans la lumière artificielle – d’autres courettes, porches, ou passages étaient simplement noyés dans les ténèbres les plus profondes.

Sans se troubler, Didier avait allumé une torche électrique, et la braquait sur les ombres les plus inquiétantes.

« C’est arrivé ici, » dit simplement Noïm en s’arrêtant au milieu d’une ruelle pavée – qui ressemblait à n’importe quelle autre « calle » de la ville : étroite, surplombée par des vieilles maisons de quatre à six étages, aux rares fenêtres closes. Mais il fallait deviner les derniers étages, car la lumière des lampadaires n’éclairait pas plus haut que le deuxième.

On entendait des rires et de la musique venant des rues voisines, mais dans ce recoin-là, rien ne bougeait.

Thierry inspecta la ruelle de long en large puis revint vers Noïm :
« Et alors, où sont ils allés après ? Où est la porte secrète vers l’autre monde où ils les ont emmenés ? »

« Je n’en sais rien, » avoua Noïm. A partir du moment où Kouroun et Caroline ont été inconscients, je n’ai plus perçu aucune information. »

Le visage de Thierry s’empourpra : « Tu dois pouvoir faire quelque chose ! Je ne sais pas quoi, mais fais-le ! Tu viens d’un autre monde, alors tu dois pouvoir sentir ces trucs-là : renifle, suis leur piste ! »

Didier posa une main sur l’épaule de Thierry, qui recula de lui-même, puis s’assit sur une marche devant une vieille porte cochère poussiéreuse.

« Excuses, souffla le garçon, je sais bien qu’il fait ce qu’il peut. Mais c’est que je m’en veux tellement. J’aurais jamais dû accepter l’invitation de Caro. J’aurais dû me douter qu’on l’entraînerait dans une histoire pas possible. Tout ça c’est ma faute ! »

« Qu’est-ce que tu racontes, répondit doucement Didier en s’asseyant à côté de lui : Caroline n’était pas avec nous quand elle a rencontré ces gens. C’était un accident. Et c’est justement parce que nous sommes avec elle que nous allons trouver un moyen de la sortir de là. Et Kouroun la protègera de son côté, tu peux en être certain. »

Noïm les rejoignit : « Thierry a raison. S’il y a un endroit près d’ici où la frontière entre les mondes est plus fragile, je devrais pouvoir le sentir. »
Didier se releva, imité aussitôt par Thierry : « Tu veux dire, un endroit comme le ravin où on t’a trouvé ? »

« Oui, » répondit simplement Noïm.

« Alors faisons le tour du quartier, répondit Thierry avec énergie. On fera le tour de la ville entière si nécessaire ! »

La gondole avait accosté au bas d’un petit palais à colonnades. Gaspard le corbeau s’envola pour se poser sur la tête d’un des deux lions de pierre rongés par le temps qui gardaient l’entrée du bâtiment.

Il y avait d’étranges remous dans les eaux de plomb du canal. Basiléo tendit sa main gantée à Caroline pour l’aider à monter sur le quai, mais celle-ci supplia Kouroun du regard, et ce fut lui qui lui porta secours. Basiléo eut un sourire en coin et les salua de son tricorne.

Ils franchirent la porte d’entrée. Le heurtoir représentait un dieu barbu grimaçant. Le hall était sombre, et il y faisait froid.

Il y avait des boiseries et des grands tableaux, et un lustre dont les cristaux tintaient dans le courant d’air. L’air embaumait la cire, avec un arrière goût de cendre. Gaspard le corbeau s’envola à tire d’ailes jusqu’en haut de la rampe du grand escalier.

« Gaspard va vous guider jusqu’à vos appartements, » disait Basiléo alors qu’ils gravissaient les marches.

« Vous pourrez vous y rafraîchir. Maverick va bientôt revenir avec des provisions pour vous. Surtout ne manger aucune nourriture d’ici, ni ne buvez aucun vin ou jus de fruits, ou un quelconque alcool. L’eau pure n’est pas un problème, mais ces aliments seront comme du poison pour vous.»

« J’insiste, mis à part l’eau, ne mangez ni ne buvez rien que nous ne vous ayons ramené de votre monde. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, si quoi que ce soit d’inquiétant arriver, Gaspard se chargera de nous alerter. »

« Vous allez nous faire surveiller par ce charognard ! » s’écria Caroline. « Non, je ne le supporterai pas ! »

Ils étaient arrivés devant une porte peinte en vert sombre.

« Merci, répondit Kouroun, en prenant le bras de la jeune fille, de veiller sur notre sécurité. »

Basiléo ouvrit la porte verte et s’effaça pour laisser passer ses « invités ».

Le corbeau s’engouffra à l’intérieur de la pièce, passant juste sous le nez de Caroline, soulevant ses cheveux. De réflexe, Caroline leva les mains pour protéger ses yeux, puis, avec une dernière insulte pour le volatile griffu, elle entra à son tour.

« Kouroun, dit Basiléo sur le pas de la porte : vous trouverez un livre sur la table basse. Il répondra peut-être à certaines des questions que vous vous posez, sur nous autres, et sur cet endroit. »

Sa voix se fit très basse : « Veillez sur votre amie. Qu’elle ne tente rien qui vous mette en péril. »

« Je le ferai, » répondit Kouroun.

Et l’autre referma la porte.

« Tu feras quoi ? », répliqua Caroline dans la seconde, avançant droit sur lui comme une furie : « De quoi parliez-vous à voix basses ? Est-ce que tu es déjà passé de leur côté ? Est-ce que les coups de bottes que cette… »

Le corbeau poussa une série de croassements brefs, qui ressemblaient à s’y méprendre à un rire extrêmement déplaisant.

Caroline attrapa le premier objet venu – un pot de fleurs séchées sur une tablette – et l’envoya en direction du volatile. Le pot rata largement sa cible.

« Je n’ai pas entendu de verrou tourner, » répondit simplement Kouroun. « Nous pouvons quitter cette maison quand nous voulons. Maintenant es-tu certaine de vouloir partir à l’aventure dans un monde dont nous ignorons tout ? »

Caroline fixa le jeune homme comme s’il était devenu subitement fou :
« Un monde dont nous ignorons tout ? ».

Elle éclata d’un rire strident : « Tu as fumé ou quoi ? Nous sommes à Venise. Cette bande de malades nous a enlevé, tabassés, et m’ont piqué mon sac, et tu comptes rester chez eux à leur disposition ? Moi pas. »

Caroline posa la main sur la poignée de la porte et eut une hésitation. Puis elle se retourna vers Kouroun et dit : « Je te laisse l’oiseau chanteur. Et amuse-toi bien avec la fille qui aime tant s’essuyer les bottes sur toi. Je suis certaine que l’expérience te profitera, tiens ! »

Et elle s’en alla dans le couloir. Le corbeau alla se poser sur l’épaule de Kouroun : « Rattrape-là vite et ligote-la au lit. Il est très confortable. »

« Caroline ! » cria Kouroun en s’élança. Le corbeau s’envola au devant et barra la route de la jeune fille au moment où elle arrivait en haut des escaliers.

« Vas-t-en ! », cria Caroline.

Kouroun l’attrapa, et comme elle débattait, il la plaqua au sol sur l’épais tapis.

« Caroline, tu vas m’écouter, gronda-t-il en immobilisant complètement la jeune fille d’une prise parfaite : Nous ne sommes plus à Venise, j’en suis sûr et certain, et toi aussi tu as dû t’en rendre compte. Ces gens ne sont pas humains, ce ciel au-dessus de nous n’était pas un ciel, et tout à l’heure il y avait des choses dans l’eau qu’on ne trouve pas dans l’eau chez nous. Tu le sais. »

Caroline eut un sanglot : « Oui, je le sais ! cria-t-elle. Mais je m’en fiche ! Si tu as peur, tu n’as qu’à rester ici. Moi je tente ma chance. »

« Non, répondit Kouroun avec une voix très basse : je n’ai pas peur, et tu ne tenteras pas ta chance. Pas avant qu’on en ait appris plus. Sur ces gens, et sur ce monde. Compris ? »

Caroline soupira, puis hocha la tête. Kouroun la relâcha, et l’aida à se relever. Ils retournèrent ensemble jusqu’à l’appartement, suivi de près par le corbeau.

En contrebas, adossé à une colonne, dans l’ombre de l’escalier, Basiléo soupira. Puis il retira sa perruque poudrée. Ses cheveux étaient d’un noir profond, courts et bouclés.

« Trop bête, fit la voix de Livia au-dessus de lui : nous en aurions été débarrassés. Au lieu de cela, tu vas devoir tenir tes promesses et les protéger jusqu’à ce qu’on puisse les ramener là-bas. »

Sa cousine était couchée au plafond, sous la mezzanine, ses cheveux blonds cendrés épars.

« Ce n’est que partie remise, répondit Basiléo, avec sècheresse. Tu as encore changé de couleur ? »

Livia roula paresseusement d’un mur à l’autre, jouant avec les mèches de sa longue chevelure, puis le long du mur jusqu’à retomber sur ses pieds devant son cousin : « C’est parce que je le vaux bien ! »


***

Noïm s’était arrêté devant la porte d’une toute petite boutique. « Je sens quelque chose ici. Rien d’absolument sûr, mais c’est comme si la terre était moins épaisse ici. »

« Forcément, rétorqua Thierry : si ça se trouve, la maison est bâti sur pilotis. »

Il ajouta immédiatement à l’intention de Didier : « C’était une blague. Humour. Tu sais, le truc dont Noïm et toi vous manquez tant parfois. »

« Et tout à fait de circonstances, n’est-ce pas ? » répondit Didier, qui sentait monter en lui une furieuse envie de lui taper dessus.

« On dirait que c’est encore ouvert, » remarqua Noïm. Et, à l’intérieur de la tête de Didier, il ajouta : « Calme-toi, ce n’est pas le moment de nous disputer. Il y a quelqu’un à l’intérieur, et c’est sans doute le gardien de la porte. Pense à Kouroun et à Caroline. Thierry y pense très fort, lui. Il sera à la hauteur. »

Didier se sentit soudain rougir de honte, et il pensa : « Je serais à la hauteur moi aussi, je te le promets. »

Il était écrit en italien sur la devanture qu’il s’agissait d’une boutique de masques et de déguisement. Il y avait une pancarte à la porte.

« Encore ouvert à cette heure, c’est vraiment bizarre, non ? » dit tout haut Didier.

« En fait, pas quand on y réfléchit, répondit Thierry : Caro avait dit qu’on n’était qu’à quelques jours du Carnaval. Tous les touristes doivent courir les boutiques pour récupérer un costume, non ? Alors c’est plutôt malin d’ouvrir en nocturne. »

Et il poussa la porte, et une clochette tinta joyeusement dans la pénombre.

« Ouvrir en nocturne, maugréa Didier. La peinture est tellement usée qu’on ne voit pratiquement pas l’enseigne, et la vitrine est éteinte. »

La voix de Noïm résonna dans sa tête : « Ils ne sont pas à l’intérieur. Seulement une personne. Humaine et très âgée. »

Noïm voulait bien sûr parler des ravisseurs de Kouroun et Caroline.

« Hé, on y voit vraiment pas grand-chose dans votre boutique ! Vous voudriez pas allumer un peu ? » lança Thierry à la cantonade.

A cette instant exact, l’intérieur de la boutique s’illumina d’une quantité remarquable de guirlandes électriques jetant un éclat orangé rappelant celui des bougies ou des fêtes foraines des anciens temps.

« Aaaah ! » cria Thierry en faisant un bond en arrière.

Car il venait de se retrouver nez à nez avec un squelette.

***
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Re: Les évadés du temps : le jour du masque

Messagepar Greenheart » Mer 31 Déc 2014 23:26

SUITE DU JOUR DU MASQUE


CHAPITRE 4 : L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE


Thierry avait atterrit sur Didier et Noïm, et les trois garçons manquèrent de s’écouler en petit tas sur le sol poussiéreux de l’étroite boutique de déguisement.

Noïm et Didier remirent Thierry sur ses pieds, et Noïm précisa dans la tête de Didier : « Quand je te disais une personne humaine et très âgée, je ne voulais pas dire, à ce point-là ? »

« Si ? » fit alors une voix de femme très cassée.

Une petite vieille toute rabougrie s’était glissée derrière le comptoir de bois usé. Elle portait une robe noire, une coiffe et un tablier.

« Si c’est elle le gardien de cette porte, souffla Thierry en s’avançant, je te la range en haut de son étagère d’une seule main. »

« Méfie-toi un peu quand même, » répondit dans sa tête la voix de Noïm.

« Et on reste poli, ajouta précipitamment Didier à voix basse. Après tout on n’a pas encore la preuve qu’elle est dans le coup. »

Thierry hocha la tête, et avec un sourire pas si amical que cela, il salua la bonne dame : « Buenos tardes, senora… »

La bonne dame ouvrit de grands yeux. Thierry sortit son portefeuille – et de son portefeuille, une photo très récente de Caroline et lui prise deux semaines plus tôt devant une fontaine parisienne.

« Avez-vous vu cette fille ? La mujer, mucho mi gusto, alors répond vite, svp ? »

« Tutto è riservato ! »

Thierry se retourna vers ses amis : « Kékelledit ? »

Mais Didier et Noïm ne lui prêtaient pas attention : ils étaient trop occupé à inspecter des espèces de manteaux noirs suspendus, avec des tricornes empilés juste au-dessus.

« Tutto è riservato !!! » insista la vieille femme, qui se précipitait pour contourner son comptoir. « Partite ! Ora ! ».

Thierry lui barra la route, et il y eu presque un carambolage :
« Hé, vous vous en allez pas comme ça sans m’avoir répondu ! » s’écria le jeune homme, qui commençait à s’énerver.

Aux regards de Didier et Noïm, il se doutait qu’ils avaient dû trouver quelque chose : « Et puis, si on a envie d’essayer, on peut essayer : vous êtes ouverts, non ? »

Et les deux mains sur les épaules de la dame – qui lui arrivait à la poitrine – Thierry repoussa fermement, mais avec ménagement, la petite vieille en direction du fond de la boutique.

Il y avait un rideau à demi tiré sur une cabine d’essayage. Thierry décrocha au passage un costume d’Arlequin complet, avec le masque noir au nez proéminent, et la collerette.

« C’est un peu pourri, » commenta-t-il, avec un nouveau sourire, plus enjôleur cette fois, « et avec les nœuds sur les chaussons, et la plume au bonnet, je vais vraiment avoir l’air d’une fiole, mais bon, du moment que je n’ai pas à porter de collants… »

La petite vieille débita une série d’imprécations peu amènes. Thierry lui plaqua directement sa main livre sur la bouche, et cria tout rouge : « Toi, la sorcière, ton mauvais œil tu te le gardes ! Silence ! Shut the fog up ! Understand ? Sinon je te vais avaler ton chapeau ! Noïm, qu’est-ce que tu fiches ? »

En fait, il arrivait, suivi de Didier.

« Tu n’as rien à craindre, dit doucement Noïm dans la tête de Thierry : elle n’a aucun pouvoir. Elle n’est pas comme les gardiens de portes qui vous ont tant fait peur lorsque vous voyagiez au pays de Ganéom. »

« Tant mieux ! « , répondit tout haut Thierry, en retirant sa main de la petite vieille, qui, un instant muette, finit par cracher : « Terrorista ! »

Elle fit volte-face, et se retrouva nez à nez avec Noïm, et juste derrière lui, Didier. Ce n’étaient pas de vrais jumeaux, mais leur ressemblance était tout de même frappante. Et là, la boutiquière n’osa plus rien dire – comme si elle avait vu le Diable en fait.

Thierry en profita pour entrer dans le cabinet d’essayage. Il remarqua de suite la dalle de pierre gravée scellée dans le mur, au ras du sol, en dessous des boiseries fendues et griffées.

« Hé, les gars, je crois que je l’ai trouvé… » pensa-t-il très fort.

« Okay, déclara-t-il au cas où Noïm n’aurait pas entendu sa pensée : « Je suis désolé, mais moi les fringues, je les essaye jamais sans mes potes, ça m’angoisse trop ! »

Et il attrapa Didier, puis Noïm par le col, pour les entraîner à l’intérieur de la petite cabine, et il tira sèchement l’épais rideau sur eux :
« Tu calcules ça ? » demanda-t-il à Noïm en pointant du doigt la plaque.

« On dirait un ex-voto… », remarqua tout bas Didier.

« Kesako un ex-voto ? » répondit Thierry.

« Un message gravé dans une pierre assez dur pour ne pas s’effacer de suite, expliqua lentement Noïm. Un message de remerciement d’un croyant à une puissance mystique pour ce qu’elle a fait. En général, il y a une offrande qui va avec. »

« Et c’est quoi l’offrande ? » demanda lugubrement Thierry.

« C’est quoi la puissance mystique ? » demanda plus calmement Didier.

« Désolé. Je ne sais pas lire ce langage, » répondit Noïm en se relevant avec souplesse.

Didier le remplaça auprès de la plaque de pierre. Le garçon effleura doucement le pierre froide. « C’est du latin. On en fait à l’école, mais je n’y comprends jamais rien. Enfin, rien qui puisse m’aider à comprendre ce truc. »

« Et la bonne femme, reprit Thierry, qu’est-ce qu’elle sait ? Elle est dans le coup ? »

Noïm répondit : « Elle sait que sa boutique est une porte vers un autre monde. Elle n’a jamais vu le visage de ceux qui la franchissent, parce qu’ils arrivent et repartent toujours masqués. Elle est terrorisée par eux et n’osera jamais nous aider. Elle a vu un groupe partir à trois et revenir à quatre aujourd’hui. »

« A cinq, tu veux dire ? » fit Thierry.

« Non à quatre. Deux portaient les manteaux des deux autres. C’étaient sûrement Kouroun et Caroline, et ils étaient inconscients. »

Thierry poussa un soupir, à moitié soulagé.

« Donc ils étaient encore vivants, » compléta Didier.

« Et s’ils ne les ont pas tués de suite, admit Thierry, c’est qu’ils n’ont sans doute pas l’intention de le faire plus tard. Comment on fait pour passer de l’autre côté ? »

« Elle ne contrôle pas la porte. Ils sortent de la cabine d’essayage lorsqu’ils arrivent. Ils rentrent dans la cabine pour repartir. Thierry a vu tout juste. »

Thierry ricana : « Un compliment ? Toi, tu dois avoir un service à me demander ? »

Noïm répondit : « Peut-être que l’ouverture de la porte tient au fait de porter un costume. Tu devrais enfiler celui que tu tiens, et nous on regarde ce qui se passe. »

Thierry fronça les sourcils : « Okay. »

Un peu inquiet il ôta ses vêtements pour renfiler par-dessus la tenue d’Arlequin, y compris les chaussons et le bonnet qu’il détestait. Ce n’était vraiment pas pratique, car on tenait à peine à trois dans la cabine.

« A quatre, ils devaient déjà se sentir bien serré, commenta Noïm. Rien d’étonnant à ce qu’ils ne soient pas rentrés à cinq. »

« Et le cinquième, » demanda Didier, « Où il est passé ? Si ça se trouve, on va se retrouver nez à nez en sortant de la boutique, et là, ça va être notre fête… »

« Surtout si il a étalé Kouroun du premier coup, » remarqua Thierry en boutonnant le dernier bouton de sa braguette. « De quoi j’ai l’air ? »

Ils se regardèrent tous les trois dans le grand miroir moucheté qui occupait un côté de la cabine. Didier se mordit la lèvre pour ne pas rire. Il aurait voulu dire : « C’est bon, t’es prêt à faire de la pub pour des sucettes ! ». Mais il s’abstint.

« Tu devrais mettre le masque, remarqua simplement Noïm. Maintenant, on devrait voir ce qui se passe lorsqu’on sort de la cabine, si on est toujours dans la boutique.

Didier tira lentement le rideau, mais la boutique n’avait pas l’air d’avoir changé. Le petite vieille attendait derrière son comptoir, visiblement terrorisée par Noïm. Ils avancèrent lentement en direction de la porte d’entrée.

La petite vieille se cramponna à son comptoir. « Pagate ! Dovete pagarlo ! »

« C’est ça, » répondit Thierry sans se retourner : « Pagaie, ma colombe, pagaie ! »

Dehors, la rue n’avait pas changé non plus. Ils firent quelques pas aux alentours pour s’en assurer. C’est alors que Noïm, sans un mot, s’agenouilla au pied d’un mur, complètement dans l’obscurité. Lorsqu’il se releva, il tenait le sac à main de Caroline.

« C’est Caro qui va être contente ! » répondit Thierry, dont la voix tremblait un peu.

Noïm retira du sac un trousseau de clés : « Et nous savons maintenant où passer la nuit. » répondit-il tranquillement. Et il ajouta, avec un sourire moqueur : « Ton costume te va à ravir, mais si on ne le ramène pas de suite, la pauvre dame va appeler la police. »

Thierry rougit violemment : « Tu savais que ça ne servirait à rien ! » s’écria-t-il en balançant un coup de bonnet à plume sur la tête de Noïm : « Le prochain costume que tu me demanderas de mettre, je te le ferai manger, tiens ! »


***

Caroline et Kouroun étaient revenus dans l’appartement que leur avaient prêté leurs ravisseurs, toujours accompagné de Gaspard le corbeau. Celui-ci s’était sagement perché sur le haut d’un meuble.

Avec rage, Caroline ouvrait toutes les portes et remuait le mobilier. Plus calme, Kouroun repéra la table basse, et le livre dont lui avait parlé Basiléo.

Il s’agissait plutôt d’un mince livret plutôt qu’un véritable livre, épais, avec une reliure.

Le titre en était « Journal d’un voyageur de passage sur une île ».

Et au-dessus était reproduit une espèce de gravure ancienne, représentant une île bizarre, avec bosquet d’arbres pointus et sombres, enserrés par une haute muraille de rochers. Une silhouette drapée de blanc debout sur une barque s’apprêtait à y accoster, tandis que le soleil semblait être sur le point de se coucher.

« Je sais ce que tu penses Kouroun, » disait Caroline en revenant : « C’est une fille, c’est normal elle panique… »

Kouroun avait posément ouvert le livret. « Non, absolument pas, » répondit le jeune homme. « Je ne suis pas non plus certain que notre intérêt soit d’attendre ici encore longtemps. Tu veux jeter un coup d’œil à ça avec moi ? »

Caroline approcha pour lire par-dessus l’épaule de Kouroun : « Qu’est-ce que c’est ? »

« On dirait des consignes, répondit Kouroun, ou bien une espèce de guide touristique d’autrefois. C’est étonnant : il est en français. »

Caroline était stupéfaite :
« Tu veux dire que… ils impriment des guides touristiques pour les gens qu’ils enlèvent ? »

Kouroun tourna une autre page :
« En tout cas, nous sommes toujours à Venise. Mais une autre Venise. Je ne sais pas s’il faut croire tout ce qui est écrit là-dedans, mais ils disent ici que même si l’île est aussi vaste que le monde d’avant, les voyageurs qui souhaitent faire le séjour le plus bref doivent s’efforcer de ne pas quitter la ville mère. Il est aussi écrit dans les règles de survie le même conseil que nous a donné Basiléo : en aucun cas ne manger la nourriture d’ici ou boire autre chose que de l’eau pure. »

« Les voyageurs doivent souvent mourir de faim dans ce pays… » murmura Caroline. « Est-ce qu’il est écrit qui ils sont, et pourquoi ils sont comme ça ? »

Kouroun tourna plusieurs pages un peu vite. Il trouva un sommaire à la fin, et le parcourut plusieurs fois du doigt. Il répondit : « Non, je ne crois pas. Regarde, là : le voyageur qui veut revenir chez lui ne doit pas chercher à connaître ce pays, ni ses peuples. Il en perdrait la raison, ou tomberait gravement malade. Et l’île garde ses fous et ses mourants jusqu’au jugement dernier. »

Caroline arracha le livret des mains de Kouroun :
« C’est du délire, elle répondit, furieuse : on ne va pas se mettre à croire à toutes ses bondieuseries ! Cela fait partie de leur plan pour nous impressionner. Rien de tout ceci n’est vrai. Ils veulent que nous croyions que nous sommes dans une île qui ressemble à Venise, mais qui n’est pas Venise. Ils veulent nous épuiser en nous affamant. Ce sont des techniques de sectes tout ça ! »

Kouroun ouvrit la fenêtre sur la nuit. De rares lanternes illuminaient de rare points du canal voisin, la plupart des fenêtres étaient aveugles. A nouveau, un vol de corbeaux traversa le ciel. « On entend ni bruit de moteur, ni avion, ni rien de moderne… »

« Ces sales bestioles… » murmura Caroline. Elle rejoignit Kouroun : « Et alors, c’est peut-être vrai qu’on n’est pas à Venise. Cela pourrait être une espèce de parc d’attraction ou un décor de cinéma que cette secte aurait loué pour ses activités douteuses. Ils nous mettent en condition et après ils vont nous drogués et… »

Kouroun lui posa un doigt sur la bouche : « Shht… »

« Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? », chuchota Caroline affolée.

« Quelle imagination ! Vous devriez écrire des romans policier, » fit une voix moqueuse derrière eux.

« Qui a parlé ? cria Caroline. Qui est-là ? »

Gaspard le corbeau vint se poser sur l’épaule de Kouroun.

« Vous m’avez déjà oublié ? répondit le volatile. Hé bien, vous n’allez pas faire de vieux os ici alors… »

« Gaspard, dit Kouroun. Il fait complètement nuit à présent. Est-ce qu’il faut qu’on allume une bougie ? »

« Non, répondit le corbeau : ils ont l’électricité ici. Je me demande pourquoi Maverick n’est pas déjà revenu avec votre repas. Mon foie, peut-être qu’il a trouvé le voleur en fin de compte ? »

« Le voleur ? » répéta Caroline.

« Oui, répondit le corbeau. Si vous êtes tous les deux ici, c’est à cause d’un voleur. Et je peux vous en parler, puisqu’il appartient à votre monde.
« A notre monde ? », répéta Kouroun.

Gaspard battit des ailes et cligna des yeux.

« Qui sait, peut-être que si cela se trouve, vous savez quelque chose à son sujet, quelque chose qui pourrait nous aider à le retrouver plus vite ? Et qui vous aiderait à rentrer plus vite chez vous ? »


***


CHAPITRE 5 : DES REFLETS DANS LE NOIR




« Désolé, répondit Kouroun après un temps d’hésitation. Nous ne savons rien d’un voleur de notre monde qui serait parvenu jusqu’à votre monde. »

Caroline se détourna, et, les bras croisés serrés contre son corps, elle se mit à arpenter le salon.

Kouroun reprit : « Mais peut-être savons-nous quelque chose qui vous intéresse, mais nous ignorons quoi encore. Gaspard, il faut nous en dire plus sur ce voleur. Nous voulons rentrer le plus vite chez nous. Nous sommes prêts à collaborer. »

Le gros corbeau suivait du regard les allées venues de Caroline, puis approcha son bec de l’oreille de Kouroun et lui confia sur un ton de confidence :

« Tu vois, je ne devrais pas te le dire, mais si elle continue de rejeter l’île alors que toi tu l’acceptes, tu risques de rentrer le premier, et elle, de rester encore très longtemps ici ! »

Caroline arrêta net ses déambulations pour revenir vers eux, très remontée : « Si tu crois que je ne t’entends pas, oiseau de malheur ! »


Elle essaya d’attraper le corbeau, mais celui-ci s’envola lestement, non sans y avoir laissé une plume : « Ne crois pas que je ne vais pas arriver à t’attraper ! », glapit Caroline en brandissant la plume perdue : « Et quand je t’aurai attrapé, je t’enlèverai les trucs électriques qu’ils t’ont accrochés ! »

Kouroun essaya de la raisonner : « Caro, je connais les oiseaux et j’ai vu celui-ci de près : je n’ai rien remarqué qui… »

Caroline repoussa le jeune homme avec force : « Toi tu ne sais rien ! J’ai entendu dire que les chinois arrivaient à contrôler le vol des pigeons, et on miniaturise tout de nos jours. Si ça se trouve, les trucs sont à l’intérieur de son corps ! »

Le corbeau se mit à tourner en cercle tout au tour du plafond du salon obscur : « Au secours, au secours, cette folle veut me découper tout vif ! Basiléo, tes invités sont à enfermer, vraiment, il est temps de leur apporter à manger avant que cela dégénère… »

Kouroun attrapa Caroline et la retint fermement : « Maintenant ça suffit, tout le monde ! », cria-t-il.

C’est alors que quelqu’un tapota doucement au carreau de la vieille fenêtre. Kouroun et Caroline firent volte-face. Caroline s’élança vers la fenêtre. Ils n’étaient qu’au premier étage du petit palais, mais les plafonds étaient très hauts. Il n’y avait personne.

« Qu’est-ce que… ? » commença Caroline.

Avant que Kouroun n’ait ou dit quoi que ce soit, elle ouvrait la fenêtre et se penchait. Cela faisait bien deux étages de descente jusqu’au canal, étroit, glauque et profond.

Lorsque Caroline releva la tête, elle était nez à nez avec Livia, la cousine de Basiléo – l’un de leurs ravisseurs.

Elle était à nouveau habillée comme un gentilhomme d’un roman de cape et d’épée, mais elle s’était changée – et elle était tout sourire :

« Hello ! », salua-t-elle.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? » intervint Kouroun.

« Vous ne savez pas monter les escaliers ? » ajouta Caroline, venimeuse.

Livia se glissa souplement par la fenêtre, pour s’adosser au rebord : « Je me disais que vous auriez peut-être envie de prendre l’air, en toute discrétion. De faire un tour. De voir du pays. »

Il y eu un silence, à peine troublé par le battement d’ailes de Gaspard, très attentif mais rendu prudent par le précédent accès de Caroline.

Ce fut Kouroun qui répondit, soupçonneux : « Votre cousin nous a demandé de ne pas sortir. Parce que c’est dangereux pour nous. Vous n’êtes pas d’accord avec lui ? »

Livia s’approcha de Kouroun, enjôleuse : « Nous sommes très différents, » avoua-t-elle. « Nous avons parfois des opinions très… tranchées, sur certaines questions. »

Elle s’arrêta tout près du jeune homme – qui était un peu plus grand qu’elle.

« Mais je l’aime beaucoup, ajouta-t-elle. Il est tout ce qui reste d'intact de ma famille. »

Caroline se précipita pour les séparer : « Bas les pattes, Lucrèce Borgia ! Si tu l’aimes tant ta famille, reste avec elle ! »

« Comment elle m’a appelé, là ? » gronda Livia.

Les deux jeunes femmes se toisèrent férocement, et, Kouroun aurait juré que Caroline était en garde. Il s’interposa : « ça suffit ! », siffla-t-il. « Livia, qu’est-ce que vous nous proposez exactement ? »

La jeune fille s’écarta et répondit, sèchement : « Ce que je viens de vous dire : un tour en ville. Une petite visite touristique de nuit. Et ce que vous verrez là où je vous emmène ne peut pas ne pas vous intéresser. »

Kouroun fronça des sourcils : « Est-ce que vous nous garantissez que c’est sans danger pour nous ? »

Livia répondit en inclinant la tête : « Bien sûr qu’il y a un risque. Qui ne risque rien, n’a rien, c’est connu non. Mais ce n’est pas un grand garçon comme toi taillé pour l’aventure qui pourrait l’ignorer, n’est-ce pas ? »

Le visage de Kouroun se ferma : « Je refuse. Pas question de prendre des risques supplémentaires. On reste ici. »

« Reste ici si tu veux, répondit Caroline, mais, moi j’y vais ! »

Et elle se dirigea vers la porte qui donnait sur le couloir.

« Mais… » protesta Kouroun.

Le corbeau ricanait au-dessus d’eux. Plus rapide que l’éclair, Livia avait bondit pour empêcher Caroline de sortir : « Pas par ici, ma douce. Mon cousin ou l’un de ses sbires pourrait monter la garde. »

« Mais par où alors ? » demanda Caroline.

Livia pointa du doigt la direction de la fenêtre grande ouverte sur le canal nocturne.

« Mais peut-être que Mademoiselle ne sait prendre que l’escalier ? » insinua Livia tout sucre.

Caroline s’en alla résolument à la fenêtre. Elle se pencha à nouveau et se retourna : « Peuh ! répondit-elle. C’est bourré de prises. Il suffit de suivre la corniche jusqu’à la gouttière qui descend au bout du bâtiment et on atterrit sur le petit trottoir. Un jeu d’enfant ! »

Et elle enjamba le rebord de la fenêtre.

« Hé ! », cria Kouroun, qui s’élançait à sa suite et se penchait à son tour pour voir où la jeune fille avait atterrit.

En fait, Caroline n’était pas allée très loin : elle progressait en effet – quoi qu’assez laborieusement – le long de la corniche, en direction de la dite gouttière.

Kouroun vit d’un seul coup d’œil que la pierre et les ornements de la façade étaient rongés par l’humidité.

« Caroline, reviens, appela Kouroun furieux. Je ne crois pas que Basiléo nous empêcherait de sortir par la porte d’entrée ! »

« Ça va très bien ! », répondit Caroline, d’une voix pas si assurée que cela.

Elle était arrivée à mi chemin.

Kouroun secoua la tête. Il se retourna vers Livia et gronda : « Je ne sais pas à quel jeu vous êtes en train de jouer, mais s’il lui arrive quoi que ce soit, je vous jure que vous le payerez ! »

La jeune fille eut une expression bizarre, puis, elle fut prise d’un fou rire.

« Vous êtes folle ! », conclut Kouroun, qui enjamba à son tour le rebord de la fenêtre, et avança ensuite le plus vite possible le long de la corniche pour rattraper Caroline.

En contrebas dans les eaux glauques, il y avait à nouveau ces remous suspects que Kouroun avait repérés lorsque la gondole de leurs ravisseurs avait accostée.

Livia lui cria dans son dos : « Excusez-moi ! Mais c’est juste que, vous ne pouvez pas savoir à quel point votre proposition est… Il vaut mieux que je me taise ! Vous le découvrirez bien assez tôt… »

Elle enjambait à leur suite le rebord de la fenêtre. Kouroun soupira.

Alors Caroline poussa un cri : une pierre de la corniche venait de se décrocher. Caroline voulut s’agripper au mur, mais elle avait perdu l’équilibre et basculait au ralenti en direction du vide.

La pierre s’écrasa en contrebas, puis dans les eaux noirs.

Kouroun s’élança et attrapa Caroline dans ses bras : avec l’élan, ils avaient pivoté ensemble, et plongeaient dans le canal.



***


***

Thierry, Didier et Noïm avaient retrouvé sans peine l’adresse de l’appartement de Caroline.

Thierry s’était alors précipité vers la salle de bain, prétextant qu’il ne pourrait pas supporter une minute de plus sur lui la « sale odeur de poussière du costume pourri de cette boutique pourrie de la mort qui pue ».

De la douche, le garçon avait crié aux deux autres de rechercher dans la cuisine ce qu’ils pourraient bien manger parce qu’ils fallaient quand même qu’ils reprennent des forces avant de repartir à la recherche de Caro et Noïm.

« Il compte nous faire passer la nuit dehors ? » demanda Didier, un peu agacé et aussi découragé, tandis que Noïm et lui faisaient les placards de la cuisine.

« En fait, il ne sait pas trop quoi faire, répondit Noïm : il espère qu’on aura de nouvelles idées, ou que la douche lui en donnera… C’est bien ce que j’avais entendu ce matin quand on a posé nos sacs : la tante de Caro avait fait les courses pour notre arrivée. Regarde, le frigo est plein. »

« Les étagères aussi, soupira Didier. Noïm, il faut absolument qu’on les retrouve. Chaque fois que je revois le visage de ce type aux yeux monstrueux, c’est comme si une petite voix dans ma tête me soufflait que plus on attendra, moins on aura de chance de les retrouver. Je veux dire, vivants, et indemnes. Si ça se trouve, le coup des yeux, c’est quelque chose qu’ils font aux gens qu’ils enlèvent. »

Noïm se releva, et très doucement, il répondit : « Didier… »

Et c’était très étrange, parce qu’à ce moment-là chacun était à un bout opposé du coin cuisine, et pourtant, Didier avait l’impression que Noïm lui parlait au creux de l’oreille.

« Je ne vais pas te dire de ne pas croire cette petite voix. Mais… réfléchis juste une seconde et réponds-moi. Qu’est ce que cela va changer pour Kouroun et Caro que tu penses à tout ça ? Est-ce que cela te donne l’idée d’un plan ? De quelque chose que tu peux faire ici, et maintenant, et qui nous permettra de les retrouver plus vite ? »

Et avant que Didier l’ait réalisé, Noïm était devant lui et posait les mains sur ses épaules : « Ils sont saufs, dit simplement le garçon : ils sont saufs, et ils vont le rester. Et nous allons les retrouver, très vite… »

Didier voulait le croire, de toutes ses forces, mais la petite voix lui souffla alors une question, qui s’échappa toute seule de ses lèvres avant qu’il ait pu la retenir :
« Comment tu peux en être si sûr ? »

Noïm retira ses mains des épaules de Didier, et sourit, étrangement : « On va dire que moi aussi j’ai une petite voix dans ma tête. »

« La douche est libre, lança Thierry qui venait d’entrer dans le salon. Que ceux qui veulent se dépêchent, parce que dès qu’on a mangé, on y retourne. »

« Tu as un plan ? demanda Didier à Thierry, qui s’essuyait les cheveux, tandis que Noïm allait à son sac pour récupérer du linge.

« Bien sûr que j’ai un plan, répondit Thierry en frottant son oreille droite : on monte la garde devant la petite boutique des horreurs, et le premier costumé qui sort, on lui saute dessus, et Noïm lui fait sa fête dans sa petite tête ! Quoi, t’en as un meilleur peut-être ? »

Thierry alla s’asseoir sur le canapé pliable, et récupéra le sac à main de Caroline, dont il commença à vider le contenu sur la petite table basse. Téléphone portable, maquillage, un produit pour humidifier les yeux, un tampon…

« Les sacs de filles… » soupira-t-il. Il ouvrit le portefeuille.

« Mince, s’écria-t-il indigné : non seulement ils viennent de l’autre monde, mais en plus ils sont malhonnêtes ! »

Didier le rejoignit, très étonné : « Quoi, ils lui ont piqué de l’argent ? »

« Le liquide et les cartes de crédits, confirma Thierry, rouge de colère : je te jure que si on les retrouve, je leur fais leur fête à ses escrocs ! Je vais te beurrer au noir leurs yeux de merlan frits, quand j’en aura fini tu pourras plus distinguer les paupières des sourcils ! »

Puis il souleva un des journaux plié et emballé étalé sur la petite table :
« Tiens, qu’est-ce que c’est ? »

Didier haussa les épaules : « C’est sans doute le tas de courrier publicitaire qui s’était accumulé dans la boite aux lettres en bas. La tante de Caro a dû le monter en même temps que les courses. »

« Elle a fait les courses ? répéta Thierry tout en déchirant le premier emballage : Bon plan ça, on va pouvoir manger des trucs frais… Tu peux nous cuisiner un truc vite fait s’il te plait ? Je m’en sens vraiment pas le cœur là maintenant. »

Didier prit une courte inspiration et se leva : « Bien sûr. Je m’en occupe. »

« T’es un ange, » répondit Thierry quitter des yeux le magazine – à l’évidence féminin – qu’il feuilletait.

Une quinzaine de minutes plus tard, l’appartement embaumait d’excellentes odeurs.

« C’est prêt, » annonça Didier en sortant du coin cuisine.

Il avait aligné sur le petit comptoir trois assiettes fumantes, plus un plat de salade et du jambon cru. Il y avait même une petite bouteille de vin avec.

« Génial, fit Thierry en se levant d’un bond et en se juchant sur le tabouret haut en face de la première assiette : j’ai une faim de loup. »

« Au moins ça t’as pas coupé l’appetit, » commenta Didier.

« Si, répondit Thierry tout en enfournant une première bouchée impressionnante : Chustement, che me forche, là, tu fois… »

Didier se détourna dégoûté, cherchant des yeux Noïm.
« Hé, fit alors Thierry, comme s’il avait lu dans ses pensées : ça fait un bail qu’il est là-dedans. Tu veux pas aller voir s’il est pas tombé dans les pommes, ou un autre truc du même genre ? »

Didier ne se le fit pas dire deux fois. Il se précipita à la porte de la salle de bain, puis après une hésitation, il frappa. Pas de réponse. Il entra.

***

L’eau était glacée. Passé le premier choc, la première immense claque de leur entrée dans l’eau, Kouroun et Caroline avaient senti comme des milliers de petites aiguilles acérées s’enfoncer dans leur peau.

Puis ils avaient commencé à remonter vers la surface, cramponnés l’un à l’autre, au milieu des ténèbres mouvant et d’un tourbillon de bulles. Leurs têtes jaillirent à l’air libre.

« Oh mon Dieu, criait Caroline : il y a quelque chose dans l’eau, j’ai senti quelque chose me frôler, Kouroun, il faut qu’on sorte tout de suite ! »

Kouroun regarda d’un côté et de l’autre : le trottoir qu’ils voulaient atteindre depuis le début était à moins d’une dizaine de mètre.

Soudain il y eu un énorme plouf derrière eux. Kouroun et Caro se retournèrent. Il n’y avait que les remous et les éclaboussures qui retombaient.

Kouroun leva les yeux le long de la façade arrière du petit palais d’où ils venaient de tomber : Livia n’était plus visible nulle part. Avait-elle sauté à leur suite ?

Puis Kouroun vit Caroline qui écarquillait les yeux : tout en battant d’un bras pour rester à la surface, elle promenait à toute vitesse le bout de ses doigts le long de ses cils et ses sourcils.

« Kouroun ! » s’écria-t-elle alors, la voix déformée par la terre : « J’ai perdu mes lentilles de contact ! Je suis aveugle !!! »

« Ce n’est rien, fit Kouroun en faisant volte face, je verrai pour deux. »

Et il passa un bras sous l’aisselle de la jeune fille, tout se mettant à battre puissamment les jambes pour les ramener au trottoir.

Caroline poussa alors un nouveau cri : « Quelque chose vient de sortir de l’eau, derrière nous ! ». Elle s’agitait beaucoup.

« Du calme, » répondit Kouroun avec force. Ils n’étaient plus qu’à cinq mètres du trottoir, qu’illuminait une lanterne suspendue à la flamme orangée vacillante.

Un rire clair fusa de l’eau. C’était le rire de Livia.

« N’ayez aucune crainte, lança-t-elle joyeusement, comme si tout cela n’avait été qu’une plaisanterie. J’ai un truc pour éloigner les monstres ! »

« Ah oui… répondit Kouroun, un brin agacé. Comme c’est aimable de votre part. Nous vous en sommes très reconnaissants… »

Caroline ne disait plus un mot. Elle ne faisait plus un geste, mais Kouroun sentait parfaitement sa poitrine se soulever et s’abaisser, et son cœur donner de grands coups réguliers.

« On y est ! » annonça Kouroun en s’agrippant à l’un des mats qui soutenaient le trottoir flottant : « Grimpe ! »

Caroline ne se fit pas briller, mais elle dût s’y reprendre à deux fois.

Quand Kouroun se hissa à son tour, ses vêtements gluants semblaient vouloir l’aspirer à nouveau dans le canal, et ses chaussures de sport étaient si visqueuses qu’il dût se coucher sur le trottoir au lieu de simplement reprendre pieds debout et digne.

En revanche, Livia sortit de l’eau sans aucun effort apparemment, un grand sourire aux lèvres, ses longs cheveux blonds emmêlés et ruisselants sur son cou et ses épaules. Son maquillage n’avait même pas coulé.

Seul les yeux complètement opaques, mais brillants, détonnait – affreusement.

Kouroun pensa alors avoir affaire à une sorte de sirène sortie d’une légende ou d’un film d’horreur. La jeune fille devait avoir deviné son dégoût grandissant, car elle se retourna pour essorer ses cheveux.

« J’ai l’impression de jouer dans un James Bond ! » remarqua-t-elle, sur un ton ravi.

Kouroun, qui s’était relevé, aida Caroline à se remettre sur pieds à son tour.

« ça va, tu n’as rien ? » demanda le jeune homme à mi-voix.

Sur le même ton, Caroline répondit : « Non mais, regarde-moi cette péteuse qui essaie de te montrer son… »

Livia fit volte face : « Mais on dirait que ça va mieux, la Miss Catastrophe ! »

Et avec une voix haut perchée, elle ajouta : « Mon Dieu ! Tripotez-moi Monsieur le très musclé, je suis presque aveugle !!! ».

Et de conclure avec un reniflement méprisant : « Ce qu’il ne faut pas entendre, de nos jours ! Allez, suivez-moi, on va vous trouver des vêtements secs. Mon cousin m’en voudrait que vous attrapiez la mort à cause d’un ridicule petit bain de minuit… »

Et elle se mit en marche en direction de la ruelle la plus proche. Kouroun et Caroline se hâtèrent de la rejoindre. Livia jetait des coups d’œil appuyés à Kouroun.

« Quoi ? » demanda sèchement le jeune homme.

« Rien, répondit Livia avec un sourire gourmand : Je me disais simplement que c’est bien beau un homme, un vrai, tout mouillé… »

Kouroun leva les yeux au ciel – qui était complètement noir.

Alors qu’ils quittaient les abords du canal, pour s’enfoncer dans le labyrinthe des petites ruelles étroites, Caroline lui souffla tout bas : « Kouroun ? »

« Oui ? »

« Est-ce tu les as vues, toi aussi ? »

« Quoi donc ? »

« Les lumières… Il y avait des lumières qui brillaient sous l’eau. Je ne suis pas sûre à cent pour cent, ça ressemblait à des reflets… Mais il n’y avait rien à refléter. »

Kouroun soupira : « Je ne les ai pas vues. Mais je n’ai pas fait attention, désolé. »

Caroline ne répondit rien, mais serra très fort la main du jeune homme.


***

Quand Didier entra dans la salle de bain, Noïm était debout, torse nu, immobile devant la glace au-dessus du lavabo. Il avait dû essuyer une partie la buée qui la recouvrait, puis était resté là, à fixer son reflet.

« Noïm, ça va ? » interrogea alors Didier. Et comme l’autre ne répondait pas, Didier posa sa main sur l’épaule du garçon, qui sursauta et se retourna.

« Excuse-moi ! » s’écria Noïm. Son regard, d’ordinaire mystérieux et tranquille, était profondément troublé.

« Didier, je crois que j’ai fait une erreur. J’aurai dû le sentir, c’est ma faute… ou alors je suis en train de devenir trop humain et je ne pourrais bientôt plus utile à rien du tout ! »

« Noïm ! », répondit Didier en rougissant : « Que tu sois humain ou non, on s’en fiche, et tu n’as pas besoin d’être utile pour exister. Qu’est-ce qui s’est passé ? De quelle erreur tu parles ? »

« Je suis passé à côté de quelque chose d’énorme, répondit Noïm en pointant du menton la glace de la salle de bain toute embuée : Thierry va m’en vouloir à mort et je suis sûr que toi aussi, si quoi que ce soit est arrivé là-bas à Kouroun ou à Caro par ma faute ! »

Au même moment Thierry fit irruption à son tour dans la salle de bain :
« Hé les gars, vous ne devinerez jamais : je viens de voir un truc énorme, c’était juste sous notre nez ! »

« Quoi ? » répondirent simultanément Didier et Noïm.

« Matez-moi ça ! », répondit simplement Thierry en brandissant le magazine féminin imprimé sur papier glacé, à la page d’un article au titre surprenant : « L'arte è cieca ? / Art is blind ? / L’Art est aveugle ? »)

Et la photo couleur qui s’étalait sur les deux pages montrait un portrait d’une jeune femme aux cheveux longs ondulés, un portrait apparemment peint à l’huile dans un style à la fois ancien et moderne.

La jeune femme avait en guise d’yeux deux calots d’un noir éclatant.

***

CHAPITRE 6 : CE VOUS VOYEZ...

« C’est quoi ce magazine ? » demandèrent ensemble Didier et Noïm, en tendant tous les deux leurs mains pour prendre la revue des mains de Thierry.

« Excuse-moi, toi d’abord ! » fit aussitôt Noïm.

« Non, excuse, toi d’abord ! » répondit immédiatement Didier.

Thierry leur asséna à chacun un coup du magazine sur la tête :
« Hé, ho, les jumeaux, faudrait penser à déconnecter de temps en temps, parce que le réseau là, il débloque. Et puis qu’est-ce qui vous empêche de lire le joli magazine tous les deux sur le divan d’abord. Comme ça on perdra peut-être moins de temps, hein ? »

Didier et Noïm hochèrent tous les deux la tête. Noïm récupéra la revue et ils marchèrent d’un même pas pour s’asseoir, parfaitement synchronisés, sur le canapé pliable, pour poser le magazine à plat grand ouvert sur la table basse.

Thierry ajouta, narquois :
« Et passez pas trop de temps sur le dossier en page 18 sur les nouveaux soutiens-gorge invisibles. Tant que la technologie ne sera pas adaptée aux slips, ça ne nous concerne pas ! »

« Il est écrit ici qu’il s’agit d’une collection dont la future présentation en Juin à la Biennale de Venise fait l’objet d’une controverse… » lisait Didier à haute voix.

« C’est quoi une controverse ? » demanda Thierry en reprenant de la salade.

« Une dispute, précisa Noïm (il avait exactement la même voix que Thierry, mais cela ne choquait plus ce dernier depuis longtemps).

« Et pourquoi ils se disputent ? » demanda à nouveau Thierry, qui se versait un verre de vin rouge.

« L’artiste qui dit avoir créé toutes ces œuvres, répondit Didier, on le soupçonne d’avoir en fait récupéré des tableaux, des sculptures, des peintures et des photographies originales d’autres artistes, et de les avoir défigurées, pour ensuite prétendre que c’était de lui. Selon un expert, certaines pièces de la collection auraient plus de quatre cent ans d’âge. »

« Et qu’est-ce qu’il répond, ce brave homme ? » demanda encore Thierry, qui lorgnait à présent les assiettes restées intactes sur le comptoir de la cuisine.

« Il refuse toute vérification par des experts, répondit Noïm. Il met au défi ceux qui racontent cela de retrouver la preuve de l’existence des prétendues œuvres originales qu’il aurait détournées. Il dit aussi que toutes les pièces de sa collection ont été fabriquées au cours des dix dernières années, et qu’il ne livrera aucun de ses secrets de fabrication à ceux qui veulent le voler. »

« C’est vraiment bizarre comme histoire… », murmura Didier.

« Ouaip ! », répondit Thierry en sautant de son tabouret : « Dites les gars, vos parts elles refroidissent et j’ai presque terminé la salade : vous êtes sûrs que vous avez faim ou quoi ? »

Noïm répondit sans relever la tête du magazine : « Vas-y Didier, je n’ai pas faim. »

Pour toute réponse, Didier prit Noïm par le bras et l’entraîna jusqu’au comptoir.

« Z’êtes trop mignons tous les deux vous savez ! » plaisanta Thierry : « Dès fois on dirait ces espèces d’oiseaux qui vont toujours par paires, comment on les appelle ? »

« Et toi, t’es vraiment qu’un goinfre : il ne reste pratiquement plus de salade ! », rétorqua Didier, furieux.

« En tout cas, répondit Thierry faisant le tour du comptoir pour s’asseoir en face de ses deux camarades : Maintenant on peut dire qu’on a un plan qui tient la route ! »

« Ah oui, et lequel ? demanda Didier.

« On va voir l’artiste, et on lui demande pourquoi ses œuvres d’arts se baladent en vrai la nuit déguisés pour enlever des gens ! »

« Pas bête, accorda Didier.

« Et pendant ce temps, Noïm lui pique tout ses sales petits secrets qu’il pourra avoir dans sa tête, pas vrai Noïm ? »

Thierry refit le tour pour se diriger vers la chambre : « Je vais pieuter. Réveillez-moi tôt qu’on puisse secouer cet escroc à la première heure demain matin. Didier, veille à ce que le petit mange bien tout dans son assiette. Pas question qu’il nous tombe d’inanition au moment critique, n’est-ce pas ? »

Il referma la porte de la chambre derrière lui, pour crier au travers la porte.

« Et pas de télé ce soir : un dessert et au lit. »

Didier plaqua ses mains sur son front en secouant la tête.

Noïm pointa alors son couteau en direction de l’assiette du garçon : « Euh, si tu ne termines pas, je veux bien manger ce que tu as laissé. Ta cuisine m’a ouvert l’appétit, en fait. »

« Nan ! », répondit Didier en protégeant du coude ce qui restait de son précieux repas.


***

Guidés par Livia, Kouroun et Caroline s’étaient rendus à une petite boutique de location de costumes.

La boutique ne payait absolument pas de mine, et était censée appartenir à la famille de Livia et Basiléo. Livia en avait une clé. Elle leur choisit à chacun le costume censé non seulement leur permettre de passer inaperçu pendant le reste de la nuit, mais en plus celui qui était censé leur convenir le mieux.

Le coup d’œil, Livia l’avait, c’était évident. Mais les costumes étaient compliqués à porter, et ni Caroline, ni même Kouroun n'airaient pu, en théorie, se passer de l’aide de la jeune fille pour les enfiler.

« C’est quoi comme époque ? Elizabéthaine ? » demanda Caroline. Elle aurait voulu se montrer plus déplaisante, mais la robe et tous les accessoires étaient si précieux et si raffinés qu’elle avait dû mal à ne pas être impressionnée et flattée.

« Non, répondit Livia : on portait des collerettes gaufrées autour du cou en ce temps-là, de vrais ramasses miettes, je ne vous dis pas. Et puis le décolleté aurait été beaucoup moins flatteur. »

Et elle serra très fort le corset dans le dos de son invitée.
« Ah ! » souffla Caroline.

« Et voilà ! fit Livia : il ne te reste plus qu’à poudrer toit ça un maximum et personne ne s’imaginera que cette jolie poitrine vient tout juste de débarquer de l’ancien monde. »

Et comme Caroline s’admirait encore dans le verre moucheté du grand miroir moucheté qui occupait le côté gauche de la cabine d’essayage, Livia la poussa dehors :

« Hé là, il y a un grand garçon à peine séché qui attend que je le poudre de partout, alors ouste, ouste ! »

Kouroun, qui avait de son côté enfilé du mieux qu’il pouvait la totalité du costume, entra à son tour dans la cabine avec une hésitation marquée.

Alors qu’ils se tenaient devant le miroir, Kouroun réalisa qu’il n’avait pas dû se tromper de beaucoup, car il avait plutôt belle allure.

Livia fit la grimace et secoua la tête : « Tout est de travers : allez, on enlève, on enlève ! »

« Ne me touchez pas… » gronda Kouroun.

« Tout doux, tout doux, mon vigoureux lion brun, répondit Livia. Je ferais comme il vous plaira, Monsieur ! », répondit Livia, qui fit une révérence tout à fait soumise.

En sortant de la boutique, Kouroun et Caroline durent reconnaître que Livia avait tenu sa promesse. Le visage masqué, ils étaient méconnaissables et aussi élégants que les silhouettes qui arpentaient les rues plus fréquentées.

Cependant, plus ils avançaient en direction de la Place Saint-Marc – apparemment le centre des festivités nocturnes – plus les costumes devenaient étranges et sophistiqués.

Cela, Caroline peinait à le remarquer, sans ses lentilles de contact, mais Kouroun lui, en saisissait les moindres détails.

Il ne lui fallut que peu de temps pour réaliser que personne, à part eux, n’était déguisé.

Et lorsque les lions à ailes d’aigle atterrirent devant eux pour former un cortège, Caroline elle-même, pourtant prise au piège de son brouillard ondoyant, fut prise d’un doute.

« Ce ne sont pas des chevaux ! », murmura-t-elle, alarmée.

« Non, mais il y a aussi des sortes de chevaux par là, » répondit Livia, sarcastique.

Fasciné, Kouroun lâcha la main de Caroline, et fit un pas en direction du lion ailé le plus proche.

« Qu’est-ce que c’est, alors ? Kouroun ! » demanda Caroline, d’une voix effrayée.

« Des griffons… », mumura le jeune homme, mais il y avait trop de bruit sur la place pour que Caroline l’entende. Des bruits d’ailes, de piétinement, d’applaudissements, de rire et de slogans scandés, incompréhensibles.

Le lion ailé tourna la tête en direction de Kouroun. Ses yeux étaient d’un noir profond, mais sa crinière était semée de fils d’or, tout comme les plumes de ses ailes lourdes et énormes, semblaient avoir été ourlée une à une d’or liquide.

Les narines du félin se dilataient, et le lion fit un pas en direction de Kouroun et inclina la tête.

Kouroun se mit à parler doucement, à voix basse, et avança encore d’un pas.

« Kouroun, qu’est-ce que tu fais ! » appela Caroline, complètement paniquée.

Livia, elle, s’était discrètement reculée, dévorant la scène des yeux.
Le lion partit au trot en direction de Kouroun.

Ce dernier continuait de parler d’une voix douce, l’un des très anciens langages du pays de Ganéom.

« Kouroun ! » cria encore Caroline, puis elle reflua à son tour vers la foule des créatures étranges qu’elle prenait encore pour des gens costumés.

Les autres griffons n’avaient pas bougé de leur assemblée et observaient à leur tour ce qui arrivait.

Les clameurs qui jusqu’ici s’élevaient de toutes parts, se mirent à baisser, jusqu’à ce qu’un silence complet s’installe.

Le lion ailé s’était arrêté exactement devant Kouroun. Il battit de ses monstrueuses ailes d’aigles, puis rugit, d’une force tonitruante.

Kouroun ne cilla pas. Il inclina doucement la tête, et répondit de sa voix basse et douce.

Alors le lion inclina la tête, et fit le tour du jeune homme, en le humant et en se frottant à lui comme un gros chat. A ceci près que Kouroun était obligé de se baisser un peu pour passer sous l’aile de la créature.

Oui, Kouroun aurait rêvé d’une pareille monture, mais il se doutait bien qu’un tel animal n’avait rien d’un cheval domestique.

Le lion ailé lui lécha le dessus de la main, puis la joue. Sa langue était très râpeuse, ses crocs énormes, et parfaitement entretenus.

Puis la créature repartit au trot en direction du cortège de ses congénères.
La foule applaudit et lança des acclamations.

Le cœur extrêmement léger, Kouroun revint alors tranquillement auprès Caroline, tandis que Livia, passablement étonnée, les rejoignait.

« Qui es-tu ? », demanda-t-elle, quasiment hostile, à Kouroun. « D’où viens-tu ? Où est-ce que tu as appris à dompter les griffons ? Est-ce que tu es sorcier ? »

« Les griffons ? Quels griffons ? » demanda Caroline.

« Je ne l’ai pas dompté. » corrigea simplement Kouroun. « Et je ne suis pas sorcier. »

« Alors peut-être que tu travailles pour un sorcier ? » répliqua Livia, qui s’énervait : « Je veux savoir son nom ! »

Soudain, un énorme corbeau noir se posa sur l’épaule de la jeune fille.
« Gaspard, siffla-t-elle en grimaçant : si tu es revenu, c’est que… »

« Hé oui, ton cousin est de retour… » répondit un jeune homme à tricorne tout de noir vêtu. Il ôta son tricorne et il ôta son masque.

C’était Basiléo, toujours aussi pâle et aux lèvres rouge-violacé : « Et il n’est pas content. »

***

***

Sur la place Saint-Marc illuminée par les torches et les lanternes, la foule aux formes étranges avait repris ses déambulations, et le brouhaha général s’était de nouveau installé. Mais Kouroun était certain que les personnages les plus proches étaient restés très attentifs aux faits et gestes de leur petit groupe.

Basiléo et sa cousine étaient-ils des citoyens fameux de cette autre Venise, ou bien, malgré leurs masques, Caroline et lui avaient-ils été repérés ?

« Rentrons, voulez-vous ? » proposa Basiléo, dont les narines frémissaient.

« Tu ne me donnes pas d’ordre, veux-tu ? » répondit Livia, avec un sourire éblouissant mais franchement agressif.

« Nous rentrons, déclara Kouroun. N’est-ce pas Caro ? »

Il avait pris la main de la jeune fille, qui répondit en hochant la tête. Puis elle demanda à Basiléo : « Vous n’allez pas nous punir pour avoir quitté votre maison, n’est-ce pas ? »

« Non, répondit Basiléo, un peu durement. Certainement pas. » Et à sa cousine : « Tu peux rester si ça t’amuse tant. »

Et il fit signe à Kouroun et Caroline de le suivre.

La poitrine de Livia tressaillit : « Pas question de te laisser leur dire n’importe quoi. Et puis j’ai des questions à leur poser. »

Ils se rendirent aux quais où les attendaient une gondole plus grande que la dernière fois. Outre le gondolier, il y avait une personne qu’ils ne connaissaient pas, un homme de très grande taille, au visage osseux.

« Voici Anton Maverick, présenta Basiléo. C’est un ami de longue date de notre famille. Maverick, voici Kouroun et son amie Caroline. »

« Enchanté, » répondit Maverick d’une voix grave.

Puis il hocha la tête : « Livia, toujours aussi aventureuse à ce que je vois… ».

Puis il se tourna vers Kouroun et Caroline, alors que le gondolier poussait sur sa hampe pour éloigner la barque du quai :
« Que vous a-t-elle dit ? »

« Mais tout de tout, répliqua Livia, bien entendu, très cher Maverick. Ils savent tout : la peste, les trois sorciers, le Prodige et le Vide. »

Elle enleva son masque et lança une œillade à Kouroun : « Vous savez comment sont les femmes : elles ne savent pas tenir leur langue, surtout quand un si beau jeune homme se montre si attentionné ! »

Les doigts gantés de Basiléo se crispèrent, griffant la soie de son costume noir. Puis il arracha son masque et le jeta au loin. Sa voix était restée très basse :

« Pourquoi fais-tu cela, Livia ? Comment peux-tu ne pas te rendre compte de la folie de tes actes ? »

Caroline serra le bras de Kouroun.

Le masque de Basiléo était partit lentement à la dérive, faisant une tache blanche sur les eaux noires de la lagune. On distinguait clairement en effet les halos lumineux verdâtres qui vacillaient à la verticale des façades baroques plongées dans les ténèbres. Il y eu un remous, et le masque disparut.

« De toutes façons, on s’en fiche, rétorqua Livia : de toute manière ils auront tout oublié d’ici la semaine prochaine.

Elle sortit un briquet tempête et une cigarette, qu’elle alluma :
« Kouroun, interpella-t-elle, narquoise : peux-tu voir la couleur de mes yeux ? »

La flamme du briquet jetait une lueur orangée sur son visage. La flamme se reflétait dans les deux calots noirs qui occupaient les orbites de la jeune fille.

Caroline détourna la tête. Kouroun répondit, très calmement :

« Ils sont noirs. Entièrement noir. »

Livia éteint son briquet en soupirant et se détourna. A cet instant précis, le ciel noir se déchira, laissant percer les rayons argentés d’une lune gibeuse.

Kouroun distingua alors l’éclat d’une larme qui roulait le long de la joue de la jeune fille. Elle lui tourna complètement le dos, entourée de volutes de fumée.

***

Ils étaient rentrés dans le petit palais. A peine refermés les vantaux de la porte d’entrée, Basiléo avait éclaté, alors que sa cousine allait pour monter l’escalier comme si de rien n’était :

« Mais as-tu songé un seul instant des soupçons qui risquent de courir sur notre famille ? vociférait-il. Au moment d’une pareille affaire ? Au moment où le Carnaval est sur le point de commencer ? Es-tu devenue folle ? Que serait-il arrivé si ce garçon que tu convoites s’était fait taillé en pièces sur la grand place ? C’est le retour de l’Enfer que tu voulais ? »

Livia fit volte-face : « Oh la ferme !!! » hurla-t-elle, tandis que Gaspard le corbeau s’envolait précipitamment pour se percher sur le lustre de cristal au-dessus d’eux.

Livia repoussa violemment son cousin : « Mais pour qui tu me prends ? Mais pour qui tu te prends ? Est-ce que tu ne peux pas comprendre que tout le monde ne rêve pas de vivre éternellement dans un tombeau entourés de monstres ! »

Basiléo gifla sa cousine à la volée. Puis il se recula vivement, comme épouvanté par son propre geste. Livia, incrédule, essuya avec précaution sa bouche.

« Basiléo… » murmura-t-elle : si je n’avais pas tant envie de pleurer, j’en mourrais de rire. Tu n’es qu’un misérable, un pitoyable, semi-homme. »

Kouroun fit un pas en avant, prêt à s’interposer : « ça suffit maintenant. Nous sommes désolé de vous causer de tels problèmes, mais nous n’avons pas demandé à être emmené ici. Basiléo. Livia ne nous a rien dit, et il n’est rien arrivé de grave. J’ignore qui vous êtes… et ce que vous êtes exactement, mais je ne vous laissera pas lever la main à nouveau sur elle. »

Livia tendit les bras : « Mon chevalier servant ! » s’exclama-t-elle, mi moqueuse, mi favorablement impressionnée.

« Ne vous approchez pas d’elle, Kouroun, rétorqua froidement Basiléo. Elle a la Peste. Comme nous tous sur cette île. Vous savez ce que c’est que la Peste, Kouroun ? »

« Oui, » répondit doucement Kouroun, qui s’était figé.

« N’ai pas d’inquiétude, fit Livia en baissant les bras : mon cousin essaie simplement de te faire peur. Ce n’est pas la Peste dont tu as entendu parlé. Elle n’est pas aussi contagieuse qu’avant, et les symptômes en sont très différents. Et puis ce n’est pas la Peste qui fait si peur à mon cousin à cette minute même. »

« Alors de quoi a-t-il peur ? » demanda Kouroun, les muscles tendus, les poings fermés.

C’est alors qu’un choc sourd les fit se retourner : Caroline venait de s’affaisser sur le dallage usé en damier.. Maverick avait réagi trop tard pour la retenir, mais il s’était immédiatement agenouillé.

« Elle n’a rien, assura-t-il. Il faut qu’elle mange, et il lui faut du calme. »

Il était visiblement en colère contre Basiléo et Livia.

« Je vous ai ramené un repas et de quoi prendre un petit déjeuner pour demain matin. D’ici là, ces deux enfants vont cesser de se donner en spectacle et se rappeler quelles sont leurs responsabilités envers la Cité. »

Livia se dirigea rapidement vers l’escalier. Sur la première marche, elle s’arrêta et se retourna :

« Basiléo peut se la jouer grand seigneur, il était prêt à vous laisser vous faire massacrés en ville, du moment qu’on ne pourrait pas le lui reprocher. Qui sait, peut-être même qu’il pensait gagner du temps en vous faisant passer pour les voleurs que tout le monde recherche. Tout cela pour être certain qu’il ne viendrait à l’idée de personne qu’il puisse être complice de ce pillage. »

« Ne te fatigue pas, Livia, répondit sourdement Basiléo. Nos invités savent bien à présent que tu es une écervelée et une menteuse. »

Livia frémit : « Si je pouvais te tuer, je le ferai. »

Basiléo répliqua avec un sourire forcé : « Mais tu ne le peux pas. Alors va te coucher, et ne tourne plus autour de Kouroun et Caroline. »

Maverick releva Caroline, blafarde, et fit signe à Kouroun de les suivre par une porte sous l’escalier.

La porte menait à une cuisine et une entre-salle adjacente. On y avait installé un four à micro-ondes, et deux menus à emporter d’une célèbre marque de fast-food les attendaient.

« Désolé, fit Maverick. Ce n’est pas de la cuisine gastronomique, et il va falloir réchauffer, mais au moins, vous êtes certain que cela vient de votre monde, non ? »

« Merci, répondit Caroline, ça ira très bien.

Et elle but à petites gorgées le soda dans un grand gobelet en carton. Kouroun et elle dévorèrent les sandwichs.

« Ils se disputent souvent ? », demanda Kouroun entre deux bouchées.

« Non, » répondit Maverick. C’est récent. Vous n’avez rien à craindre. Vous n’attraperez pas la peste, ou autre chose, tant que vous respectez les règles du Voyageur. Basiléo vous les a fait lire, n’est-ce pas ? »

« Oui. » répondit Kouroun.

Et après un silence, il reprit : « Monsieur Maverick. Que voulait dire Livia par ‘ils auront tout oublié la semaine prochaine’ ? Est-ce que c’est quelque chose que vous ou quelqu’un d’autre allez nous faire ? Un des trois sorciers ? »

Maverick eut un sourire : « Vous ne savez encore rien, j’en suis certain. Oui, vous allez tout oublier d’ici une semaine au maximum, peut-être moins d’ailleurs. Et je crois que c’était le plan de Livia que cela arrive le plus tôt possible. »

« Personne ne vous fera rien, rassurez-vous : il n’y aura aucune drogue, aucun mauvais traitement. Quant aux trois sorciers, ils ont déjà fait tout ce qu’il y avait à faire. L’oubli fait partie de l’île. Il est dans chacune de ces pierres, dans l’air que vous respirer, dans la lumière qui vous baigne, et surtout dans chaque regard que vous croiserez dans ce monde. »

Kouroun baissa les yeux, les releva : « Quand il nous a amené ici pour la première fois, Basiléo nous a dit qu’il nous ramènerait chez nous. Mais je n’ai aucune intention de ramener la Peste ou quoi que soit d’autre dans mon monde. »

Maverick haussa les épaules : « Vous ne ramènerez pas la Peste. Ni quoi que ce soit d’autre. Nos deux mondes sont complètement séparés. Vous faites encore partie du vôtre. Mais si cela venait à changer, si par exemple vous veniez à manger de la nourriture d’ici ; ou bien si… »

Il hésita.

« Si votre sang venait à être mêlé au sang de l’un des nôtres, ou de l’une des l’autres, vous n’auriez plus choix. Vous seriez condamnés à rester ici. Pas parce que nous vous empêcherions de rentrer, mais parce que vous ne pourriez pas rester chez vous. Votre monde vous rejetterait, et ce ne serait pas beau à voir, croyez-moi. »

Il y eu un nouveau silence. Caroline ne semblait pas avoir réagi à tout ce qu’avait raconté Maverick. Elle jouait à faire tourner sa paille au fond de son gobelet.

Kouroun hésita à nouveau. « Je… »

Il toussa.

« Nous avons des amis. En ce moment même, je suis certain qu’ils nous cherchent. »

« Ils ne vous trouveront pas, répondit très vite Maverick. Ils ne peuvent pas se douter. Ils n’ont aucun moyen de parvenir jusqu’à vous. »

« Mes amis, répondit doucement Kouroun, ne sont pas des amis ordinaires. Ils pourraient trouver un moyen, croyez-moi. »

« C’est impossible, affirma Maverick. Sauf si… »

Il s’arrêta net, alarmé. « Non, » répéta-t-il.

Kouroun regarda Maverick droit dans les yeux : « Laissez-moi les alerter. Laissez-moi écrire une lettre. Vous la lirez si vous avez peur que je trahisse l’un de vos secrets. Mais ne prenez pas le risque de voir débarquer ici des inconnus qui ignoreront tout du guide du Voyageur, et qui vous prendront pour des monstres. »

Maverick baissa les yeux, les releva : « Nous verrons cela demain matin. »

Il indiquait du regard Caroline. « Elle est épuisée. Nous sommes tous épuisés. J’en parlerai à Basiléo. Demain matin, nous vous donnerons notre réponse. »
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Re: Les évadés du temps : le jour du masque

Messagepar Greenheart » Mer 31 Déc 2014 23:32

CHAPITRE 7 : …EST CE QUE VOUS OBTENEZ.


« Allez, debout les marmottes ! » lança joyeusement Thierry en ouvrant les volets du petit salon.

Un soleil clair illumina le canapé dépliant sur lequel Didier et Noïm dormaient tous les deux en chien de fusil.

« Temps magnifique sur Venise, annonça Thierry après un coup d’œil par la fenêtre. Idéal pour chasser les monstres et ouvrir les portes dimensionnelles. Et bien sûr visiter des expositions d’art moderne atroces. Je vous sers pas le petit-déjeuner au lit, mais le cœur y est. »

Le plan était de manger et se doucher le plus vite possible.

« Regarde-moi ces horreurs, commentait Thierry en tournant et retournant les pages de l’article sur « L’art aveugle ». « Franchement, qui aurait l’idée de faire ça une poupée ? »

Il montrait la photo d’une ravissante poupée en porcelaine à l’ancienne, vêtu d’une robe à crinoline, et avec des fleurs dans des cheveux. Les yeux étaient, comme tous les autres, remplacés par deux calots de verre fumée.

« ça date de quelle époque ce genre de truc à votre avis ? ».

Didier répondit : « A vue de nez, un bon siècle. »

Noïm précisa : « Cela pourrait être une reconstitution. Un truc neuf fait pour avoir l’air d’époque. »

Thierry maugréa : « Merci, j’avais compris. Je ne suis pas débile… même si j’en ai l’air. »

Noïm répondit tranquillement : « Je sais que tu n’es pas bête. »

Thierry tourna la page : « Tiens, regarde-moi ça : on dirait une photo de Paparazzi. Tu trouves pas qu’ils ressemblent à ce footballeur et à sa femme. Tiens, si ça se trouve, ils sont dans le coup, ces deux-là ? »

Didier se pencha : « Fais-voir ? Non, c’est pas eux. »

Noïm ajouta : « J’ai vue une photo une fois d’un groupe de rock. Le bassiste avait des yeux bizarres. Mais c’était seulement des lentilles, qui lui faisaient des pupilles très dilatées. Et on voyait encore le blanc de ses yeux, donc ça ne ressemblait pas tout à fait à ça. »

Thierry considérait encore la photo en question : « Et depuis quand c’est de l’Art de prendre des photos de gens qui font les beaux à une fête costumée. »

« N’importe quoi peut être considéré comme de l’Art. » répondit Didier en haussant les épaules. « Premier à la douche. »

« C’est ça, répondit Thierry : et bouche pas la douche avec tes cheveux s’il te plait, je déteste ça ! »

Didier était dans la salle de bain quand Noïm dit doucement, alors qu’il terminait la vaisselle : « Thierry, tu peux me remontrer la photo de ce couple photographié dans une fête ? »

« Bien sûr. » fit Thierry.

« Regarde le jeune gars de trois quart, à côté de la fille rousse. »

« Hé, elle est plutôt canon ! », remarqua Thierry.

« Tu ne trouves pas qu’il ressemble à celui que Kouroun a vu avant d’être assommé ? »

« Possible, répondit Thierry. Mais tu devrais le savoir mieux que moi, non ? »

« Et là, regarde, il y a une glace dans ce coin. Elle reflète un truc, je ne suis pas exactement sûr de ce que c’est… »

« On dirait un genre de statue, comme celles qu’il y a à la place Saint Marc. »

« Oui, c’est ça… » murmura Noïm, pensif. « Le reflet d’un lion ailé. »

« Bah, ça c’est rien du tout. Regarde l’espèce de mannequin vedette de l’autre côté. Tu ne trouves pas qu’il a l’air idiot avec les trucs qu’ils lui ont accroché dans le dos. C’est sûrement un genre de fête pour le lancement d’un parfum ou d’une collection de vêtements pour une marque italienne quelconque. C’est pour ça qu’ils ont invité le footballeur et sa copine. Mais qu’est-ce que ça fiche dans une exposition pour un musée ? Les tableaux, la sculpture, et même la poupée je peux encore comprendre, mais une photo pourrie. »

Noïm inclina la tête : « Elle n’est pas si pourrie cette photo. Maintenant que tu me le dis, elle me rappelle un tableau du Moyen-âge que nous avions vu dans un musée. Il y avait aussi un ange, des gens un peu partout, et des détails bizarres. Pas un truc que tu vois habituellement dans des journaux à scandales. »

Didier sortait de la salle de bain.

Thierry referma le magazine sur papier glacé : « Assez gambergé. De toute manière, avec ton aide, on va vite pouvoir examiner les machins originaux. Et si ce type… comment il s’appelle déjà ?»

« Ettore Macci », répondit Didier.

Thierry reprit : « Et si ce type sait quelque chose de pas ordinaire, Noïm le saura. »

« Et si on se retrouve face à un de ces êtres ? », demanda alors Noïm. « Je ne suis pas certain de pouvoir lire leurs pensées. Et s’ils ont pu assommer Kouroun si facilement, c’est qu’ils sont plutôt costauds. »

Thierry sourit : « On lui poivrera ses yeux de poisson mort. Et on appellera la police, ça leur fera une belle jambe à ces kidnappeurs zombis, tiens ! »

Thierry entra dans la salle de bain. Didier et Noïm se regardèrent. Noïm dit alors :
« Je voudrais qu’on repasse par la boutique de déguisement avant qu’on aille à la galerie d’art où sont exposés ces trucs. J’ai besoin de vérifier quelque chose. »

« Bien sûr, » répondit Didier.

***

Ils retrouvèrent sans difficulté la boutique de déguisement : Noïm savait exactement quelle pont franchir, quels escaliers monter puis descendre, dans quelles ruelles tourner.

Avec un temps aussi ensoleillé, la nuit précédente semblait n’avoir été qu’un mauvais rêve. Sauf que Kouroun et Caroline étaient toujours manquant.

« Coucou, nous revoilà ! » annonça Thierry avec bonne humeur.

« Salut toi, ajouta-t-il à l’attention du squelette pendu à l’entrée : « La forme ? »

La petite vieille était fidèle à son poste, derrière son comptoir. Mais elle ne semblait plus du tout impressionnée par Noïm et Didier.

« Tutto è riservato ! » ronchonna la boutiquière.

« Change de disque ! rétorqua Thierry : « Qu’est-ce que tu voulais voir, Noïm ? »

« La cabine d’essayage. »

« Encore ! s’étonna Thierry : Mais on en a déjà fait trois fois le tour. »

Il rougit : « Et compte pas sur moi pour enfiler de nouveau un costume ridicule. »

« C’est pas possible, elle dort ici ! », souffla Didier en jetant un regard en arrière en direction de la boutiquière, qui de son côté, faisait semblant d’ignorer les trois garçons..

Noïm répondit sur le même ton : « Oui, au plafond, comme une chauve-souris ! »

« Non ? » répondit Didier en levant les yeux.

« Humour ! » répliqua Noïm : « Tu sais, le truc qu’il faut qu’on apprenne à faire plus souvent ! »

Didier lui envoya une bonne bourrade dans le côté.

« Aie ! » fit son camarade.

Dans la cabine d’essayage, Noïm se plaça devant le vieux miroir moucheté qui occupait le côté gauche en entrant.

Puis, après une hésitation, il promena le bout de ses doigts tout autour du cadre, puis au-dessus de la glace. Enfin, il appuya carrément ses paumes contre le verre. D’abord doucement, puis plus fort.

« Hé, tu veux rentrer dedans ou quoi ? » demanda Thierry. « Non, ne me dis pas que c’est ça la porte ? »

« Non, répondit Noïm en s’écartant, à regret. Ce n’est pas la porte. Pourtant j’aurai juré que l’entrée était par là. Mais je me suis trompé. »

« Attends, fit Thierry en passant devant lui. Peut-être qu’il y a quelque chose derrière. Un genre de passage secret. Une vraie porte, quoi ! »

Et il commença à tirer sur le cadre du miroir et à donner des petits coups de poing tout autour.

« Non, ne te fatigues pas, répondit Noïm. Il n’y a qu’un mur solide derrière cette glace, j’en suis certain. Je le sens clairement. »

Thierry soupira. « Alors on fait quoi ? »

« On s’en va, dit Didier, qui surveillait toujours la boutiquière. A présent, elle souriait carrément.

« Regarde comme elle fait la fière, maugréa Thierry, qui avait également reconnu la bonne humeur de plus en plus affichée de la vieille dame. Noïm, tu voudrais pas un peu regarder sous son chignon pour voir si elle ne saurait pas un truc de plus depuis hier ? »

« Signore, » appela alors la boutiquière alors que Didier, le dernier de la file, passait à son tour devant elle.

Et elle sortit une enveloppe de dessous son comptoir :
« Il vostro amico ha lasciato quello per voi. »

« Qu’est-ce qu’elle dit ? » fit lentement Thierry en se tournant.

Didier répondit « Il mio amico ? »

« Si. Il vostro amico. »

Noïm lui parla très vite dans sa tête : « Ce n’est pas Kouroun qui lui a laissé cette enveloppe. C’est l’un des trois hommes masqués qui l’ont emmené, le plus grand. Prends l’enveloppe quand même. Je ne crois pas que ce soit dangereux. »

« Grazie… » murmura Didier.

« On sort, maintenant ! » fit Noïm dans sa tête et celle de Thierry.

Ils quittèrent rapidement les abords de la boutique, et allèrent s’asseoir sur les marches d’un escalier.

On entendait de la musique qui venait d’une radio, au-dessus d’eux. Les gens qui passaient discutaient bruyamment, et des touristes prenaient des photos en riant un peu plus loin.

Didier déglutit avec difficulté : « C’est bien l’écriture de Kouroun, aucun doute. »

« Alors ? » demanda Thierry.

« Il dit qu’il sera de retour d’ici une semaine au plus tard, avec Caroline. Ils vont bien. Il ne faut pas qu’on s’inquiète. Il dit : « Caroline est très en colère, comme tu t’en doutes, mais elle aura tout oublié quand on sera de retour. Surtout ne nous courez pas après, c’est inutile et ça ne ferait que compliquer les choses. Faites-moi confiance sur ce coup-là. ».

« Ah, tant mieux ! » s’exclama Thierry, soulagé. « Je me disais bien qu’elle ne m’en voulait pas tant que ça ! »

Soudain, son visage s’empourpra : « Hé, mais qu’est-ce qu’il raconte là ? Ne me dis pas que tout ce mic-mac c’était juste pour s’offrir une petite virée en amoureux avec Caro ? »

Il se leva d’un bond : « Noïm, je te jure que si c’est toi qui a inventé toute cette histoire pour que je m’inquiète pour eux au lieu d’aller coller de suite mon poing dans la figure de ce faux frère ! »

Didier se leva d’un bond à son tour : « Et le magazine avec toutes ces œuvres avec des yeux morts, il l’aurait inventé, aussi ? Mais tu délires complètement ! »

Thierry réfléchit une seconde et répondit : « Et toi, tu es trop naïf : il a lu ce magazine bidon avant nous, et ça l’a inspiré pour nous monter tout ce bateau ! Après tout, avec ses pouvoirs, il pourrait nous faire voir n’importe quoi, non ? »

Didier répondit : « Non, ce n’est pas possible. Noïm ne ferait pas une chose pareille et tu le sais bien. Arrête de sans arrêt fuir les choses qui ne te plaisent pas, et d’en rejeter la faute sur les autres. Et d’abord, comment tu expliques qu’on a retrouvé le sac de Caroline près de cette boutique ? »

Thierry répondit du tac au tac : « ça c’est facile. Elle s’est vraiment fait piqué son sac, par un bête voleur à la tire, et on l’a retrouvé. C’est une coïncidence ! »

Noïm intervint : « Didier, demanda-t-il d’une voix douce : je peux relire cette lettre s’il te plait ? »

Didier lui tendit la lettre.

Thierry prit Noïm par l’épaule : « Mais je ne t’en veux pas. En fait, je suis même très content que tu aies inventé toute cette histoire, parce qu’en fait, tu ne voulais pas me faire de la peine. Et ça je le comprends. Parce que t’es un véritable ami en fait. T’es… »

Il lâcha Noïm et s’assied sur les marches de l’escalier. Puis cacha ses yeux.

Inquiet, Didier s’asseya à côté de lui : « Hé, Thierry… Ça va ? ». Il lui tapota le dos.

Noïm dit alors : « Kouroun a écrit, Caroline est très colère. Il ne dit pas que c’est à propos de Thierry. Il dit qu’elle aura tout oublié. Mais si ce n’est pas à propos de Thierry, de quoi veut-il parler ? Est-ce que ceux qui les ont enlevé les auraient gardé pour leur effacer la mémoire ? Pour qu’ils ne racontent pas qu’ils ont vu des êtres comme eux se balader à Venise ? … Et pourquoi insiste-t-il tellement sur le fait qu’on ne doit pas chercher à les retrouver avant qu’ils reviennent ? »

Didier murmura : « Est-ce qu’ils auraient pu forcer Kouroun à nous écrire ça ? Pour nous dissuader de les retrouver ? »

Thierry intervint alors, d’une voix rauque : « Alors ça veut dire qu’on est tout prêt de les retrouver. A mon avis, ils balisent à mort les affreux. Ils savent qu’on est sur leur trace et qu’on ne va pas les lâcher. »

Noïm hésitait : « Ou alors Kouroun sait quelque chose qu’on ne sait pas, et essaie de nous dire que nous sommes en danger. Peut-être qu’on nous surveille. Si la femme de la boutique a revu un des trois affreux, elle a dû lui dire qu’on avait fouillé chez elle. »

Thierry leva la tête : « Qu’est-ce que ça change ? Il n’y a rien qui garantit que Kouroun et Caroline soient de retour la semaine prochaine ! Tu crois encore au Père Noël toi ? Moi pas ! Je dis qu’on doit aller à la galerie d’art, cuisiner l’escroc, et lui faire cracher comment on passe dans l’autre monde. Après on y va, et on ramène Kouroun et Caroline, tous seuls, comme des grands. Le danger, on en a rien à cirer. On en bouffe tous les jours au petit-déjeuner du danger. Et si ils ramènent leurs fraises, je les leur crève leurs yeux de poisson mort, tiens ! »

Il se releva et Didier l’imita.

« Bien parlé ! », souffla Didier avec un sourire, et une nouvelle tape dans le dos de son ami.

« Ouaip, je suis comme ça moi, répondit Thierry : Je l’ouvre toujours quand il faut l’ouvrir. Et même quand il faut pas… Je le dis cash, comme ça vous avez pas besoin de le penser, les jumeaux télépathes. »

Il essuya à nouveau ses yeux.
« Allez, assez poireauté ici. »

***

***

Kouroun avait été le premier levé. Le jeune homme se tenait devant la fenêtre par laquelle ils étaient passés la nuit d’avant.

Le ciel était voilé, cotonneux, et nimbait tout d’une lueur claire comme celle d’un petit matin ensoleillé aux sports d’hiver. Cela dégageait à nouveau une impression bizarre, de fausseté mêlée d’une authentique joie.

Kouroun inspira avec prudence l’air du canal, en se demandant si ses autres sens suffiraient à préciser ses sentiments par rapport à cette aube d’un autre monde.

L’air était lui aussi vibrant. On sentait le sel, les algues, la vieille pierre humide. Aucun relent d’égout ou de saleté ou de chimie. Rien à voir avec une ville moderne.

Cela ressemblait à une odeur de propreté naturelle, comme si tout venait d’être nettoyé de la pollution, ou même de toute trace de vie autre que végétale.

Kouroun sentit alors ses poils se dresser sur sa nuque, tandis que du fond de son âme montait une espèce de terreur primitive qui lui hurlait de quitter au plus vite ce lieu.

« ‘Jour Kouroun », fit Caroline derrière lui.

Le garçon fit volte-face. La jeune fille le regarda très étonné : « Je t’ai fait peur ? Pardon. »

« Non, non, s’empressa de répondre Kouroun. Bonjour, tu as bien dormi ? »

« Profondément, fit Caroline. A ton avis, il faut sonner pour avoir un petit déjeuner ? »

« Je descends pour demander si… »

On frappa à la porte. C’était Maverick avec un chariot garé à côté de la porte.

« Vous êtes télépathe ou quoi ? » lança Caroline, agressive.

« Gaspard nous a prévenu que vous étiez levés, » dit simplement Maverick en poussant le chariot jusque dans le salon.

« Je ne fais pas le service, » ajouta l’homme en se dirigeant vers la porte.

« Un instant, fit Caroline en le rattrapant par le bras. Qu’avez-vous fait de mon sac à main ? J’ai absolument besoin de mes médicaments, et aussi de nouvelles lentilles de contact. »

Maverick fronça les sourcils. « Ecrivez-moi ce dont vous avez besoin, et je vais voir ce que je peux faire. »

Kouroun intervint : « Et pour la lettre à mes amis ? »

Maverick hocha la tête : « Ecrivez-la et remettez-la moi avec la liste de la demoiselle, et nous ferons ce que nous pouvons faire. »

Il ajouta après une hésitation : « Quand vous aurez pris votre petit-déjeuner, et que vous vous serez habillés, Basiléo vous recevra, et répondra à certaines de vos questions… »

Soudain on entendit dehors un concert de croissements tonitruants et de battement d’ailes. Puis, au loin, des cloches sonnant à la volée, et les accents d’une fanfare.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Kouroun.

« Le Carnaval vient de commencer, répondit Maverick, l’air plus lugubre que jamais. Il commence avant celui de votre monde, et peut durer beaucoup plus longtemps, selon comment les choses tournent. »

Il voulut sortir, mais Caroline appela :
« Monsieur ! »

L’homme aux yeux de verre fumé s’immobilisa.

« Ce carnaval, c’est quelque chose de dangereux pour nous, n’est-ce pas ? Je veux dire, d’encore plus dangereux que ce que nous avons déjà vu ? »


Maverick hésita, puis hocha deux fois la tête : « On peut dire cela, oui. »
Il referma la porte derrière lui.

« Mangeons pendant que c’est chaud, » dit simplement Kouroun, qui venait d’inspecter le chariot.

« Quelle bande de timbrés ! », soupira Caroline en prenant place devant la table basse, tandis que Kouroun disposait la porcelaine, le cristal et l’argenterie.

Il y avait même une rose fraiche dans un petit vase.

« Mince… » fit Caroline. « Ce n’est pas de la vaisselle de fast-food, cette fois… Ils veulent nous impressionner ou quoi ? »

Elle mordit dans un croissant, et se servit en jus d’orange. Kouroun attaqua les œufs et le bacon.

« Au fait, Kouroun, fit Caroline. Merci… pour hier soir. J’ai fait l’idiote. Tu m’as suivie pour me protéger. C’est… c’est gentil. »

« C’est normal. », répondit le garçon.

« Non, répondit Caroline en se tournant vers Kouroun : si tu n’avais pas été là quand ils m’ont enlevée, je serai toute seule avec eux. Je veux dire, je suis désolé qu’ils t’aient enlevé toi aussi, et que tu te sois fait assommé pour moi… Mais comme je suis une grosse égoïste, je suis quand même très heureuse que tu sois avec moi maintenant. »

Elle essuya l’un de ses yeux.

« Et je voulais aussi te dire qu’à partir de maintenant, je ferai comme tu dis, jusqu’à ce qu’on leur échappe. Car tu vas nous faire échapper, n’est-ce pas ? »

Kouroun se sentit très mal à l’aise. Il répondit lentement :
« Je ferai tout ce qui est possible… pour que nous rentrions chez nous le plus vite possible. »

Le regard de Caroline était particulièrement intense. Kouroun ne baissa pas les yeux. Il ne mentait pas. Il ne mentait jamais. C’est alors qu’il aperçut du coin de l’œil quelque chose sur la table basse. Il baissa les yeux. Caroline l’imita.

La rose rouge dans le petit vase en cristal était entièrement recouverte de givre.

***

***

Thierry, Didier et Noïm marchaient d’un bon pas en direction des jardins où était censé se trouver l’exposition sur l’Art aveugle. La matinée était plus ensoleillée que jamais et les touristes se pressaient sur les quais et dans les rues.

« Et en plus, tarif réduit pour les jeunes. Que demande le peuple ? » déclara Thierry une fois passé les guichets à l’entrée.

Il y avait plusieurs expositions, chacune placée dans des petites maisons de style très différent. Ils peinèrent à trouver le pavillon qui les intéressait.

« Nous y voilà, murmura Didier.

« Ouaip, faites gaffe aux hommes masqués, » soupira Thierry.
Il n’y en avait aucun dans les environs. Les trois garçons arpentèrent la première salle avec circonspection.

Il y avait le portrait de la blonde vénitienne, qu’ils avaient déjà vu dans le magazine, d’autres portraits et même des sculptures : des bustes et un ange en bois peint grandeur nature.

« C’est moins pire que ce qu’on a vu à côté… Au moins ça représente quelque chose, non ? », remarqua Thierry. Puis il se précipita dans la salle suivante. « Hé, j’y crois pas ! », lança-t-il, venez vite voir ça ! »

Didier et Noïm se hâtèrent de le rejoindre. Thierry s’était arrêté devant un écran géant suspendu au mur, sur lequel on projetait ce qui ressemblait à un film d’archives des années vingt ou trente. C’était bel et bien Venise, et des gens se disaient au revoir, puis embarquaient sur un grand voilier.

« Ils immigrent en Amérique ou quoi ? » murmura Didier.

La caméra s’attarda sur une petite fille à jupette et chapeau de paille, qui souriait au spectateur. Avec deux puits noirs à la place des yeux. Une femme à côté de Thierry maugréa en français : « C’est malsain. Allons-nous en ! Tous ces artistes vont trop loin. Si au moins c’était pour dénoncer une injustice, je comprendrai mais là… »

« Noïm, qu’est-ce que tu en penses ? », souffla Didier. « Est-ce que ça pourrait être vrai ? Je veux dire, est-ce qu’on est en train de regarder l’autre monde où se trouvent en ce moment Kouroun et Caroline ? »

« Peut-être, répondit doucement Noïm. Mais ça pourrait aussi avoir été truqué. Avec un ordinateur, cela doit être très facile de peindre en noir les yeux des gens sur chacune des images d’un film. »

Thierry intervint : « Mais tous ces trucs exposés, tu dois sûrement pouvoir deviner s’ils viennent d’un autre monde rien qu’en les touchant, non ? Alors qu’est-ce que tu attends ? »

« C’est interdit, et il y a des caméras partout, » dit Didier.

Le regard du jeune homme se posa sur l’étagère vitrée qui occupait l’un des côtés de la pièce : on y avait exposé des bijoux et des jouets, dont la poupée qu’ils avaient vu dans le magazine de la veille.

« Allez, insista Thierry : Noïm ne va pas se retrouver en prison parce qu’il a posé la main sur cet espèce de grand vase en métal. »

« On appelle ça une urne funéraire, remarqua Noïm. »

« Justement, les morts ça doit te parler, non ? répondit Thierry, cette fois franchement énervé : une raison de plus de tâter le machin. De toute manière, on saura leur parler à la police, non. Allez, dépêche, on n’a pas toute la journée ! »

Noïm hocha la tête, tandis que Didier jetait des regards en direction des autres issues de la pièce. Thierry se dirigea vers la caméra et commença à faire le pitre.

Noïm prit une courte inspiration et posa sa main à plat contre l’urne funéraire, ornée d’un visage paisible, dans les yeux duquel on avait enchâssés deux globes de cristal noir. Il retira vivement sa main, et fit signe aux deux autres de le rejoindre dans la salle suivante. Il semblait bouleversé.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Didier, inquiet.

« Cette urne ! » souffla Noïm, très pâle : « Ce qu’elle contient, c’est… vivant. Et ça souffre horriblement. Je suis certain que c’est quelqu’un, et que ce quelqu’un est en train de mourir, d’une mort affreuse. »

Les larmes se mirent à rouler le long de ses yeux.
« Il m’a senti… Il m’a appelé au secours. »

Thierry jeta un coup d’œil vers l’entrée de la salle : « Tu veux dire, que… ». Il ravala sa salive. « Ce truc vient bien d’un autre monde, et il y a un autre truc prisonnier dedans, comme un genre de génie dans une bouteille ? »

« Il faut qu’on ramène cette urne là-bas, et le plus vite possible, répondit Noïm.

Il regardait tour à tour ses deux camarades : « Je suis pas certain de tout comprendre, mais je crois que tout ce qui vient de ce monde-là, et qui est vivant, ne peut pas survivre plus d’un certain temps dans notre monde. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais même pas si la personne qui est là-dedans est bonne ou mauvaise, mais il faut qu’on la ramène là-bas. »

« Noïm, répondit doucement Didier. Je veux bien te croire, mais… si cette personne comme tu dis, est dans une urne, normalement, c’est parce qu’elle est déjà morte, non ? »

Thierry regarda Didier, puis Noïm, puis s’exclama :
« Okay, temps mort les gars. C’est vrai que cette exposition fout les jetons. Non, c’est toute cette histoire qui fout les jetons. Mais avant d’aller se lancer dans une nouvelle mission pour on ne sait quelle créature bizzaroïde et surnaturelle, est-ce qu’on ne ferait pas mieux de penser d’abord à Kouroun et Caro, non ? »

Sans même leur laisser le temps de répondre, Thierry conclut :
« On est tous d’accord. Alors on termine le tour de cette exposition pourrie, et on essaie de mettre la main sur son propriétaire siphonné ! »

Et il entreprit de faire le tour du reste des objets exposés, essentiellement des photographies, des portraits d’un style plus moderne et des journaux imprimés à l’ancienne réunis en cahiers.

« Ça ira ? demanda Didier à Noïm.

« Oui, répondit le garçon : mais nous devons faire ce que j’ai dit. Imagine seulement que je sois à la place cette personne, enfermé dans un objet, jeté dans un autre monde, et exposé dans un musée tandis que l’air qui m’entoure me ronge ? »

« Je comprends ce que tu ressens, répondit Didier. De toute manière, en trouvant le moyen de ramener Kouroun et Caro, on trouvera aussi le moyen de ramener cette urne d’où elle vient. »

« Non, répondit doucement Noïm, redevenu soudain très calme : tu ne comprends pas ce que je ressens. Mais je t’obéirai. »

« Noïm… » mumura Didier.

Pendant ce temps, Thierry avait trouvé le moyen de sympathiser avec un jeune italien, très grand et extrêmement bien habillé.

« Je vous présente mon ami Giancarlo, déclara Thierry qui avait entraîné par le bras le garçon un peu étonné, mais encore souriant : Giancarlo, voici mes amis Didier et Noïm. »

« Enchanté, fit le garçon en serrant leur main.

« Et en plus, il parle très bien le français, continua Thierry : c’est-y pas formidable, ça ? »

« Un petit peu seulement, corrigea le dénommé Giancarlo.

« ça suffira, répondit Thierry. Giancarlo est étudiant en Art, c’est génial non ? Et ce qui est encore plus génial, c’est qu’il connaît le type qui est responsable de toute cette m… magistrale exposition. »

« Un petit peu seulement, répéta Giancarlo, l’air soudain inquiet, mais… »

Thierry ne lui laissa pas le temps d’achever :

« Et ce qui est géniallissime, c’est que Giancarlo, qui a des relations dans l’immobilier, a même fait visité pas mal d’appartements à Venise à ce Môssieur Macci. Et même qu’il va nous amener au dernier appartement que celui-ci a visité, n’est-ce pas Noïm ? »

Noïm considéra tranquillement le jeune italien et dit simplement :
« Ce serait très gentil de votre part, vraiment. »

Le garçon battit des paupières, secoua la tête comme pour se débarrasser d’un insecte, puis demanda : « Vous n’êtes pas journalistes au moins ? Signore Macci déteste les journalistes… »

***

Lorsque Kouroun et Caroline descendirent de leur appartement, ils trouvèrent Maverick et Basiléo dans le hall d’entrée du petit palais. Basiléo parlait très vite en italien avec Gaspard le corbeau, juché sur sa main gantée.

« Vous arrivez bien, déclara le jeune homme en les apercevant au bas de l’escalier. Que direz-vous de nous rendre ensemble à notre Bibliothèque familiale ? Nous y serons plus à l’aise pour discuter des questions qui vous intéressent. Je pourrais également vous montrer des documents très intéressant sur l’histoire de notre pays. En plus, vous avez de la chance, il fait dehors un temps extraordinaire ! »

Il arborait un grand sourire, et ses immenses yeux noirs semblaient pétiller d’amitié.

Caroline répondit durement :

« Vous disiez qu’il était dangereux de sortir et maintenant vous nous la jouez guide touristique ? Qu’est-ce que vous nous cachez… encore ? »

Le grand sourire disparut complètement, et le teint du garçon, déjà pâle, vira à la couleur de la craie. Gaspard le corbeau s’envola d’un coup de sa main gantée.

« Je dis que nous allons sortir maintenant, il répondit d’une voix chargée de colère à peine contenue. Jusqu’ici j’ai été extrêmement patient mais… »

Caroline se planta sous son nez :
« Allez, dites-le : qu’est-ce que vous me ferez si je décide de rester ici ? »

Kouroun devança la réponse et écarta la jeune fille :
« Nous venons avec vous. »

Basiléo prit une forte inspiration :
« Fort bien. Vous ne le regretterez pas. Une fois à notre bibliothèque, je répondrai à toutes vos questions. »

« Qu’avez-vous fait de mon sac ? » rétorqua Caroline. Il y avait les clés de mon appartement dedans. Est-ce que vous êtes allés fouiller chez moi ? Ne croyez pas que vous aller vous en tirer comme ça encore longtemps : ma famille sait que je suis à Venise et à l’heure qu’il est ils doivent déjà se demander pourquoi je ne réponds pas à mon téléphone. Si ça se trouve ils ont déjà prévenu la police, et vous savez combien ça va chercher un enlèvement ? »

Basiléo explosa :
« Je ne l’ai pas votre fichu sac ! Et je ne sais pas où il est ! Et si vous ne faites pas exactement ce qu’on vous dit, vos parents ne vous retrouveront jamais, vous m’entendez, jamais ! »

Sa voix avait tonné d’une manière extraordinaire, emplissant complètement leur tête et leur corps.

Caroline en resta un instant médusée. Basiléo reprit sur un ton plus calme, et surtout plus ordinaire :

« Maverick n’a pas eu le temps d’aller dans une pharmacie vous trouver vos lentilles et vos médicaments. Il va y aller maintenant, et il nous rejoindra dès que possible à la bibliothèque. Croyez-moi, Mademoiselle, rien ne me fera plus plaisir que de vous voir contempler mon regard et celui de tous ceux que vous croiserez ici, dans la plus absolue des clartés ! »

Il ouvrit la porte d’entrée :

« Partons, pendant qu’il en est encore temps. »

Gaspard le corbeau s’engouffra aussitôt par l’ouverture. Caroline suivit, la tête haute.

« Ne me criez pas dessus s’il vous plait, fit doucement Kouroun en passant devant Basiléo, mais… Livia ne vient pas avec nous ? »

« Elle se repose, répondit sur le même ton Basiléo : dans une autre de nos maisons, à l’extérieur de la ville. »

« Et… elle va bien ? »

« Oui, très bien, assura Basiléo. Et elle sera très heureuse d’apprendre que vous avez demandé de ses nouvelles. »

Basiléo sortit après Kouroun, puis il prit la tête du petit cortège, tandis que Maverick restait dans le petit palais.

Kouroun remarqua tout de suite que Gaspard le corbeau prenait hauteur et avance, puis revenait faire son rapport à l’oreille de son maître, qui choisissait ensuite la meilleure route à suite.

« Tu avais raison, souffla Kouroun à Caroline : il se passe quelque chose ; Ou alors il veut simplement s’assurer qu’on ne croisera personne d’autre en chemin. »

Caroline dit alors : « Je ne vois pas très bien, mais le sol est tout blanc de ce côté. C’est quoi exactement ? »

Elle indiquait le pavé complètement givré d’une rue voisine.

« Sans doute du verglas… » répondit Kouroun. Il a dû faire très froid ici ce matin. Après tout nous sommes encore en hiver. »

Ils passèrent devant une grande maison dont l’entrée était ornée de deux statues de femmes vêtues à la manière antique. La façade était d’une blancheur immaculée.

***

« Palais Caro » déchiffra Didier.

C’était ce que disait l’inscription décrépie au-dessus de l’entrée gardée par deux statues jaunies décapitées.

« Encore une bâtisse pourrie, commenta Thierry : toute cette ville tombe en ruine ou quoi ? »

Giancarlo expliqua : « Entretenir un palais vénitien coûte très cher. Souvent, les propriétaires ne font que les travaux les plus importants, pour que l’immeuble ne s’écroule pas. Mais je vous garantie que le Palazzo Caro est un excellent investissement. Les travaux indispensables ont déjà été consolidé et… »

« ça va, coupa Thierry, on n’a pas l’intention d’acheter. On veut juste visiter. Tu as pris les bonnes clés au moins ? »

Le jeune italien se débattait assez maladroitement avec un trousseau dont les clés (de toutes les tailles) s’étaient emmêlées dans l’anneau.

« Allez, donne-moi ça ! », fit Thierry, lequel parvint effectivement à dégager la bonne clé et ouvrir la porte du petit palais en un délai record. Et il lança le trousseau à Giancarlo.

Ils pénétrèrent dans le hall d’entrée baignée par la lumière du soleil.

« Effectivement, ça aurait besoin d’un bon coup de peinture… » reconnut Didier.

Tous les murs étaient craquelés. Le carrelage était en miette, et le papier peint déchiqueté.

« Je me demande ce qui pouvait bien intéresser ce Macci ici, remarqua Thierry tandis qu’ils montaient pour visiter l’étage : il n’y a plus rien. Tout est vide de chez vide. A moins qu’il trouve ses œuvres d’art de l’autre monde en défonçant les murs ? »

Noïm indiqua une porte fermée au bout du couloir : « Vous avez aussi la clé de cette porte ? »

« Je pense, oui… » fit Giancarlo.

« C’est ça, va jeter un coup d’œil derrière, fit Thierry avec humeur. C’est la seule porte qui reste à l’étage, c’est pas comme si il pouvait y avoir quelque chose de plus intéressant que dans les pièces d’à-côté… »

En effet, Thierry fouillait systématiquement chaque recoin de la bâtisse, à la recherche du moindre indice. Il commença donc à arpenter de la même manière l’étage, tandis que Noïm suivait Giancarlo à la porte close.

Didier ne voulait pas laisser Thierry seul. Il le suivit tout en jetant de fréquents regards en arrière : Noïm était télépathe, il les préviendrait si quoi que ce soit d’intéressant se présentait…

« Signore Macci ? » s’exclama la voix de Giancarlo. Signore Macci, est-ce que ça va ? »

Thierry et Didier se regardèrent. Puis ils se dépêchèrent de rejoindre Noïm et Giancarlo dans la pièce – ou plutôt l’appartement du fond.

Un homme âgé en costume sombre se tenait assis contre le mur en face de l’entrée. Il avait l’air complètement perdu, mais en bonne santé.

« Qui êtes-vous ? demandait le vieil homme. Je me souviens de vous, mais… votre nom m’échappe… »

« Giancarlo Valerio. C’est moi qui vous ai fait visiter cette maison le mois dernier. »

« Qu’est-ce qu’il a ? souffla Thierry à Noïm. Alzheimer, ou… »

« C’est lui, répondit simplement Noïm. Ne me demande pas pourquoi, mais ses souvenirs sont criblés de trous. Mais c’est bien lui qui a ramené tous ces objets du monde où Kouroun et Caroline se trouvent. Et la porte d’entrée dans ce monde est toute proche. »

Noïm écarta ses deux camarades pour se diriger vers le seul meuble de la pièce, posé à la gauche de l’entrée, qu’un vieux drap jauni recouvrait.

« Je crois qu’on devrait appeler une ambulance… » annonça Giancarlo en se relevant.

« Non, personne, n’appelez personne ! » protesta le vieil homme. « C’est un secret. Personne ne doit savoir… »

Noïm fit tomber le drap. Il y avait un grand miroir, de la hauteur d’un homme, très ancien et moucheté. Il était encadré d’un bois très sombre, marqué.

« NON ! » cria le vieil homme. Et il se releva, vacillant : « N’y allez pas ! »
Puis il s’effondra dans les bras de Giancarlo et murmura : « Il y a des monstres derrière ! »

Noïm regarda Didier, puis Thierry. Puis il posa ses deux mains bien à plat sur le miroir. Rien ne se passait. Noïm soupira et retira ses mains en secouant la tête.

« C’est pas possible, souffla Thierry : on y est. C’est la porte, c’est certain. »

Le miroir était monté sur une espèce de planche à roulette, avec une cale pour l’empêcher de partir. Thierry le fit pivoter pour en voir l’envers.

C’était recouvert de signes géométriques et de chiffres alignés.

« On le tient, mais comment ça marche ? » s'écria le garçon.

Alors Didier recula d’un pas, puis d’un autre. Puis jusqu’au mur où s’était adossé le vieillard. Pendant ce temps, Giancarlo appelait une ambulance avec son téléphone portable.

« Il y a des marques sur le mur… » fit Didier en pointant du doigt : « les marques des meubles qui étaient installés contre, et de tout ce qui était accroché dessus. »

Thierry s’élança vers le mur pour l’inspecter, puis il s’arrêta à mi-chemin pour baisser les yeux. Il releva la tête, un sourire éclatant aux lèvres : « Les traces des roulettes ! Le vieux a fait roulé sa glace roulante de ce mur-là au mur où elle se trouve maintenant. »

« On déplace la glace ! » s’exclamèrent ensemble Didier et Thierry.

« Non, non, non… murmurait le vieil homme affalé contre le mur d’en face, tandis que Giancarlo les regardait faire sans rien y comprendre.

Didier et Thierry positionnèrent la glace à l’endroit où les traces de roues s’arrêtaient. Puis ils abaissèrent la cale et le miroir reposa contre le mur.

Alors Noïm les rejoignit et posa à nouveau ses mains bien à plat contre le verre moucheté.

Ses mains passèrent au travers.

« Non ! » souffla Didier.
« J’y crois pas ! », répéta Thierry.

Noïm retira ses mains et les examina. Elles étaient intactes.

« ça t’a fait quoi ? » demanda Thierry.

« Absolument rien du tout, répondit Noïm. Il y a de l’air derrière. Je sens même du parfum. »

« Je le sens aussi, s’exclama Thierry. Une odeur de fleur ! Bon c’est pas tout mais faut y aller maintenant, Kouroun et Caro nous attendent ! »

Et il passa à travers le miroir.

« Hé, pas si vite ! » s’exclama Didier. « Il faudrait d’abord qu’on réfléchisse un peu avant de… »

La voix de Thierry lui répondit, un peu tremblante :
« Hé les gars, faudrait peut-être me rejoindre maintenant, parce que j’ai un peu beaucoup besoin de vous, là ! »

Noïm et Didier bondirent dans le miroir et disparurent.

Le vieil homme s’était caché les yeux et se lamentait. Giancarlo, qui à son tour s’était assis par terre de surprise, se releva et s’épousseta.

« Thierry ! » appela-t-il. « Didier ? Noïm ? »

Il s’avança lentement en direction du miroir.

Alors d’un coup, comme une bête sauvage, le vieil homme bondit à quatre pattes et se précipita sur le côté miroir pour s’y agripper et peser de tout son poids dessus – et le faire basculer.

Giancarlo s’écarta et protégea d’instinct ses yeux. Les éclats de verre acérés explosèrent au sol.


***
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Re: Les évadés du temps : le jour du masque

Messagepar Greenheart » Mer 31 Déc 2014 23:37

***

CHAPITRE 8 : L’ENFER

Aidé de Gaspard le corbeau, Basiléo avait guidé Kouroun et Caroline jusqu’à une petite église de style roman toute blanche. Ils entrèrent par une petite porte.

Passé une antichambre feutrée, ce n’était que rayonnages et livres empilés sur des tables, sur trois étages.

Ils suivirent l’allée principale jusqu’à ce qui avait dû être le chœur de l’ancienne église, où était occupé par une carte du ciel.

Une fois assis autour de la table de bois vernis, Kouroun leva les yeux : il ne reconnaissait ni les constellations de la Terre, ni celle de Ganéom. Mais était-ce vraiment la carte du ciel de ce monde ?

Basiléo posa son tricorne devant lui, puis, ôtant ses gants, il commença :

« Il y a plus de six siècles, la Peste arriva en Occident, et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Partie de Constantinople, elle débarqua à Messine, puis dans notre Venise, qui était encore alors la vôtre.

« Le Mal frappait tout le monde, aussi bien les pauvres que les riches. On disait qu’il suffisait de parler à un malade pour risquer d’être atteint. La maladie durait trois jours. Le quatrième, on mourrait. Et tous les médecins avec leurs secrets et leur grands airs n’y pouvaient rien. Ils furent les premiers à fuir la ville, et bien d’autres firent de même. »

Basiléo posa ses mains bien à plat devant lui. Ses doigts étaient longs et pâles, ses ongles parfaits.

« Nous étions plusieurs familles à avoir été prévenus du danger depuis l’Orient. Et nous savions qu’en peu d’années, le Mal se répandrait partout en Europe et y resterait.

« Mais il se trouva que nous avions réunis en nos maisons trois hommes remarquables – qui en d’autres temps ne se seraient certainement pas parlé, et n’auraient jamais travaillé à un projet commun.

« Le premier était un médecin d’orient que l’on disait versé dans l’art maudit de la nécromancie.

« Le second était un mage dont les recherches sur la nature intime de l’univers étaient, disait-on, sur le point d’aboutir. Ce mage prétendait avoir déjà réussi à créer un être vivant dans une cornue, et toutes sortes de chimères.

« Quant au troisième, c’était un cabaliste. Il était maître des nombres, et on disait qu'il avait découvert le nom de Dieu, ainsi que bien d’autres formules prodigieuses encore. »

Les mains du jeune homme se fermèrent en deux poings serrés :

« Les trois sorciers, comme on les a appelé ensuite, travaillèrent ensemble sur un moyen de nous défendre de la Peste, et ils le trouvèrent en réunissant les trois voies que chacun avaient explorées.

« Ils fabriquèrent un portail. Quiconque le franchirait trouverait un monde semblable au nôtre, aussi semblable que peut l’être une image dans un miroir.

« Et dans ce monde, la Peste ou tout autre mal ne pourrait avoir aucune prise sur ses habitants. Une arche, et même un paradis pour tous ceux qui voulaient échapper à l’Enfer qu’était devenu l’Ancien Monde. »


Caroline baissa les yeux et fixa ses propres ongles. Kouroun continuait d’écouter attentivement Basiléo, son regard allant des globes oculaires obscurs du jeune homme, à ses mains blafardes, à présent retournées paumes vers le ciel.


« Nous avons abandonné votre Venise », avait repris Basiléo : « abandonné nos maisons, et nos commerces, abandonnés les monceaux de cadavres qui s’accumulaient autour. Certains d’entre nous tombèrent malades à peine arrivés sur l’Ile.

« Mais comme l’avait promis les trois sorciers, la Peste n’avait plus aucune prise sur eux. Ils se rétablirent très vite, et nos familles n’en croyaient pas leur chance. Mais ils ignoraient encore à quel point les sorciers avaient rempli leur mission : au-delà de nos espoirs les plus fous, au-delà de nos cauchemars les plus terribles. »

Caroline releva les yeux :

« C’est une bien jolie histoire que vous nous racontez-là. Vous devriez en faire un film d’horreur. C’est vraiment à la mode en ce moment. Vous disiez que vous répondriez à toutes nos questions, alors si on commençait. Quand allez-vous nous relâcher ? »

Basiléo baissa la tête, puis la releva, et regarda la jeune fille, très calmement :

« De quelle couleur sont mes yeux ? » demanda le jeune homme.

« Noir, évidemment, répondit Caroline, l’air dégoûtée. Complètement noir. Si on peut appeler ça des yeux. »

« Ce sont des yeux, répondit très vite Basiléo. Je vois avec, et sans doute un peu mieux que vous lorsque vient la nuit. »

« Même sans mes lentilles, je peux voir que vous avez l’air d’un monstre de foire, répliqua Caroline. Vous devriez porter des lunettes pour les cacher. »

« Parfois j’en porte, répondit Basiléo avec un demi sourire. Peut-être un jour vous me croiserez avec, et vous ne me reconnaîtrez pas. »

« Vous n’avez pas répondu à ma question ! » rétorqua Caroline, très agacée.

« Une à deux semaines au plus, répondit Basiléo sans sourire. Peut-être beaucoup moins. Il y a un frein auquel nous n’avions pas songé. »

Kouroun intervint avant que Caroline revienne à la charge :
« Est-ce que vous savez pourquoi… Pourquoi vos yeux et ceux de tous les habitants de ce monde sont comme ça ? »

Basiléo hésita.

« Il y a… eu des gens qui sont venus faire des recherches, à une époque où la science avait beaucoup progressée. L’énergie s’accumule dans les tissus vivants, en particulier dans les liquides. L’œil en est rempli. On appelle ça le Vide, mais il semblerait que ce soit en réalité exactement le contraire. »

Kouroun posa aussitôt une autre question :
« Maverick et Livia ont dit que nous allons tout oublier de ce que nous avons vu ici. Comment une telle chose est-elle possible ? »

Basiléo eut une nouvelle hésitation. Kouroun sentait qu’il en disait beaucoup plus qu’il n’aurait voulu dire. Mais pourquoi se laissait-il soudain aller à de telles confidences, et pourquoi les avait-il amené dans sa bibliothèque ?

« C’est aussi ce que nous appelons le Vide, avoua enfin Basiléo. Les voyageurs sont les premiers touchés, mais tout le monde ici finit toujours par oublier tout ce qu’il a vécu. »

Caroline eut un rire sec :
« Vous vous fichez de nous. Vous êtes en train de nous dire que vous êtes amnésique, et en même temps vous nous racontez des choses qui se sont passées il y a des siècles comme si vous les aviez vécues. Vous êtes vraiment pitoyable comme menteur. »

« Caroline, s’il te plait, demanda Kouroun. »

La jeune fille se tourna vers lui :

« Pourquoi ? Kouroun, je sais que tu es un garçon formidable, mais pourquoi agis-tu comme si tout ce qu’il raconte avait une chance d’être vrai.

« Kouroun, on nage en plein délire depuis qu’ils nous ont enlevé. C’est de la Science-fiction Kouroun, des trucs qu’on ne voit qu’à la télévision ou au cinéma. Les vampires, les loups-garous, les sorciers, les extraterrestres ça n’existe pas dans la réalité. Ce sont des imposteurs et des menteurs qui les inventent ! »

Cette fois, c’était au tour de Kouroun d’hésiter, tandis que Basiléo le fixait avec un sourire sarcastique.

« Caroline… » finit par répondre Kouroun : « Je ne crois pas à toutes les histoires qu’on voit à la télévision ou au cinéma, mais j’ai déjà vu des choses… des choses comme j’en ai vues ici. Voilà pourquoi ce que Basiléo a à dire m’intéresse, et pourquoi j’aurais tendance croire ce qu’il nous dit, parce que je n’ai pas d’autres explications à tout ce que j’ai vu ici, pour l’instant. »

Caroline murmura : « Kouroun…Je ne sais pas ce que tu as vu avant, ni ce que tu as pu voir ici qui a pu te rappeler… ce que tu as cru voir avant. Je ne suis pas prête à débattre avec toi du paranormal, alors que nous avons été amené de force on ne sait où, par des gens qui te fascinent apparemment. Kouroun, ils nous ont fait du mal, et ils vont continuer à nous en faire. Ils ne s’en cachent même pas. »

Kouroun baissa les yeux, puis les releva et répondit : « Caroline. Laisse-moi écouter ce qu’il a à dire. Après on part d’ici. »

Le jeune homme se retourna vers Basiléo : « Gaspard nous a dit que c’était à cause d’un voleur que nous étions ici, et pourquoi votre famille pourrait-elle être soupçonnée à ce sujet ? »

Basiléo se mordit la lèvre inférieur :
« Hé bien, Monsieur Kouroun, on ne peut pas dire que votre mémoire soit sur le point de défaillir… Cela fait plusieurs mois que quelqu’un dérobe des souvenirs personnels des habitants de l’île. Uniquement des objets qui représentent des visages de ceux qui vivent ou ont vécu dans ce monde assez longtemps pour… pour que cela se voit.

« Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ces vols sont des actes graves… Ou peut-être que si. Comme je vous l’ai déjà expliqué, nous finissons tous par oublier ce que nous avons vécu, et avec cela avec qui nous avons vécu, et ce que nous sommes, ou qui nous avons étés.

« La seule mémoire sur laquelle nous pouvons encore compter dans ce monde, ce sont les objets que nous conservons avec nous. Les dérober ou les détruire est un crime odieux, qui mérite le pire des châtiments. »

Il tendit et replia ses longs doigts pâles :

« Quant aux soupçons, il me suffira de dire que Livia et moi étions jusqu’à cette date les seuls à pouvoir passer de ce monde au vôtre. Si quelqu’un avait le moyen d’entrer chez n’importe qui pour repartir avec leur bien le plus précieux, c’est bien nous. Et non, Monsieur Kouroun, je ne vous révèlerai pas quel est ce moyen. »

Et c’était précisément la question que Kouroun aurait voulu poser. Au lieu de cela, il demanda :

« Qu’est ce que le Prodige… et qu’est-ce que l’Enfer ? »

Caroline regardait en direction de la sortie. Basiléo regarda Caroline, puis il revint à Kouroun :

« Le Prodige est l’Enfer, Monsieur Kouroun », répondit le jeune homme avec amertume. L’un ne va pas sans l’autre. Vous vous rappelez : les trois sorciers avaient promis de nous débarrasser de la Peste noire, et je vous ai dit qu’ils avaient fait bien plus que cela. »

« Qu’ont-ils fait de plus ? », demanda Kouroun.

Au fond de lui-même il connaissait déjà la réponse. Il la connaissait depuis ce matin où il avait respiré l’air de lagune et ressentit ce début de panique, cette crainte viscérale venue du plus profond de son être.

« Ils nous ont débarrassé de toutes les maladies, avoua Basiléo d’une voix tremblante. De toutes, sans aucune exception. En fait, ils nous ont débarrassé de la Mort elle-même. »

Kouroun sentit alors à nouveau les poils de sa nuque se hérisser, et tous ses muscles se tendre, pour fuir, le plus vite possible, le plus loin possible.

Puis il vit Caroline qui les regardaient Basiléo et lui avec des yeux ronds. Puis la jeune fille éclata franchement de rire :

« Vous ne pouvez plus tomber malades et mourir ? Vous en avez bien de la chance ! »

Elle se leva : « J’en ai assez entendu maintenant. Kouroun, on s’en va ! »

Mais Kouroun était resté stupéfait :
« Basiléo… dit-il. Vos yeux sont bleus ! Je veux dire, d’un coup ils sont devenus comme les miens, sauf qu’ils sont bleus. »

Caroline fixa à son tour les yeux de Basiléo :

« Qu’est-ce que tu racontes ? », fit-elle.

« Je t’assure, répéta Kouroun : Ses yeux sont devenus humains d’un coup ! »
« Tu délires complètement. s’écria Caroline après un dernier regard lourd de soupçons en direction de Basiléo. : « On s’en va... avant que ce type finisse de d’hypnotiser avec tous ses mensonges ! »

Ils abandonnèrent Basiléo resté debout, immobile, au fond de l’ancienne église.

Il y eut un battement d’ailes, et le jeune homme tendit le bras. Gaspard le corbeau se posa sur son avant-bras.

« Est-ce que j’ai bien entendu ? Il a vu tes yeux d’avant ? demanda l’oiseau de sa voix fêlée.

« Oui, répondit Basiléo. Il a vu mes vrais yeux. »

« Mais pourquoi il s’en va maintenant ? fit Gaspard. Alors qu’il sera prêt à rentrer chez lui d’un moment à l’autre, et que tu es le seul à pouvoir le ramener chez lui ? »

« Je n’ai pas trouvé le voleur, répondit Basiléo. J’ai emmené ici de force des gens de l’autre côté, tout le monde le sait à présent. Le conseil m’a convoqué, et ils vont sûrement m’enlever la garde du secret.

« Et si j’avais tenté de le conduire tout à l’heure là-bas, je suis certain qu’on nous aurait interceptés et on m’aurait arrêté, comme ils ont probablement arrêté Livia. »

Le corbeau battit des ailes :

« Tu dramatises toujours tout Basiléo : le conseil de l’île va te réprimander mais ils ne vous retireront pas la garde du Secret. Personne n’en veut de toute manière de ce Secret.

C'est alors que le volatile sursauta :

« Hé ! Mais est-ce que tu leur as dit que le fait de voir les yeux d’avant d’un habitant de l’île était le premier signe du Vide ? »

« Non, avoua le jeune homme. Je voulais le leur dire, mais je n’en ai pas eu le temps. »

Gaspard le corbeau s’écria : « Toi et Livia vous êtes exactement les mêmes : Plus de Vide dans la tête qu’il n’y aura jamais dans tous vos yeux réunis ! »

Et il s’envola à tire d’ailes.

***

« Bon c’est pas tout mais faut y aller maintenant, Kouroun et Caro nous attendent ! »

Thierry avait appuyé ses mains sur la surface piqueté du vieux miroir, et y était passé au travers sans rencontrer plus de résistance qu’en écartant une fine toile d’araignée.

Il se retrouva dans une pièce aux murs tendus de draps verts, et aux meubles chargés de bouquets de fleurs et d’objets d’art. Devant une table basse de style chinois, il y avait une grande banquette, à la manière romaine, et sur la banquette, il y avait…

« Wahou, le décolté ! » pensa Thierry.

La femme-lion se redressa, faisant cliqueter les innombrables rangs de perles et de pierres colorées qui recouvrait sa poitrine nue.

Tout en secouant lentement sa queue, elle se ramassa sur elle-même prête à bondir, souriant de manière féroce :

« Si je m’attendais… » déclara-t-elle en faisant sortir peu à peu d’énormes griffes acérées de ses pattes de devant : « Mon voleur est de retour ! »

Thierry leva ses mains, paumes en avant :
« Une seconde, moi j’ai rien volé du tout… »

Puis il tourna la tête vers le miroir verdâtre qui occupait tout un pan du mur derrière lui et cria :

« Hé les gars, faudrait peut-être me rejoindre maintenant, parce que j’ai un peu beaucoup besoin de vous, là ! »

Aussitôt, Didier et Noïm jaillirent du miroir juste derrière Thierry, qui bredouilla : « Elle croit qu’on lui a piqué des trucs, je lui dis que non, mais je crois qu’elle ne va pas me croire. Noïm, fait lui ton numéro et vite ! »

« Mince ! » souffla Didier en ouvrant de grands yeux.

La femme-lion venait de sauter sur la table basse chinoise juste devant elle et gronda :

« Vous êtes qui exactement ? De jeunes voyous recrutés pour jouer les déménageurs je suppose ? Peu importe, vous allez me dire pour le compte de qui vous travaillez et après… »

Elle émit un feulement rauque :

« Vous me direz où est ma poupée ! »

« Madame, répondit Didier. Vous vous trompez. Nous ne sommes pas des voleurs. Nous sommes à la recherche d’amis à nous qui ont été enlevés et nous croyons qu’ils ont été emmenés ici, ou pas très loin d’ici. »

La femme lion avait déjà bondit sur Thierry, qu’elle enlaça d’une patte énorme autour de la taille, tandis que l’autre lui caressait la joue de la pointe d’une griffe acérée :

« Je me fiche de vos mensonges et je haie les énigmes. Aucun Prodige ne sauve les Voyageurs fraîchement arrivés sur l’île. Préparez-vous à souffrir au-delà de votre imagination si vous ne répondez pas TOUT DE SUITE A MES QUESTIONS ! »

Soudain, elle tourna la tête vers Noïm : « Qu’est-ce que… ? »murmura-t-elle. Puis elle se mit à trembler.

« Ooooooh ! » gémit-elle.

La femme-lion bondit en arrière, bousculant meubles et renversant les bouquets de fleurs, étreignant sa tête entre ses pattes griffues tout en secouant ses boucles rousses. Et elle poussa un long hurlement de douleur proprement épouvantable…

Thierry fit volte-face pour se précipiter contre le miroir. Il rebondit dessus avec un choc sourd. « Aïe ! » cria le garçon. « Bobo ! »

« Filons d’ici, dit alors Noïm à la fois dans la tête de Didier et de Thierry : j’ai retrouvé Kouroun et Caroline et ils sont tout près d’ici. »

Les trois garçons sortirent par l’issue sur le côté du miroir, qui donnait sur le même long couloir qu’ils avaient suivis peut-être un quart d’heure auparavant.

Cette fois, les murs étaient recouverts de boiseries et surchargés de tableaux représentants des scènes champêtres et mythologiques, et toutes les portes étaient bien en place.

« Hé, c’était quoi ce truc ! », criait Thierry : « Une femme, un lion, un lion-garou ? J’aurais peut-être dû lui dire que moi aussi j’avais été un félin-garou ? »

Un nouveau hurlement suivi d’un gémissement firent trembler les murs.
« Mais qu’est-ce que tu lui as fait ? » demanda par la pensée Didier à Noïm.

Noïm répondit : « J’avais aucun moyen de la paralyser, parce qu'elle est trop différente de nous, alors je lui ai redonné ce que l’homme de l’urne ressentait. »

Dans l’escalier, ils bousculèrent plusieurs jeunes gens habillés en livrées qui accouraient, très inquiets : tous avaient le front pourvus de cornes de formes et de tailles différentes.

« Hé, c’était quoi ce cirque ! » s’écria Thierry, au bord du fou rire, alors que les trois garçons repoussaient violemment les doubles battants de la porte d’entrée du Palazzo Caro.

« Mince, ils ont repeint pendant qu’on était à l’intérieur ou quoi ? » ajouta-t-il en découvrant la façade éclatante de blancheur du bâtiment et ses deux statues de jeunes filles vêtues à la mode antique.

« Oui, renchérit Didier : Et ils ont recollé les têtes des bonnes dames pour que ce soit encore plus joli ! »

« Par ici, indiqua Noïm. »

Et tandis qu’ils repartaient en cavalant à travers les ruelles désertes, Thierry haletait : « Et à propos de tête, elle a bien failli décoller la mienne, ce gros matou ! »

Soudain, toutes les cloches de la ville se mirent à sonner, et une nuée de corbeaux envahirent le ciel. Noïm fit volte-face et plaqua ses deux compagnons à l’abri d’un porche.

« Tu crois qu’elle a donné l’alerte ? » souffla Didier à Noïm.

« Sûr, elle doit être un peu contrariée la grosse lionne, concéda Thierry, mais c’était pas une raison pour ameuter les pompiers et les charognards… »

Comme pour lui répondre, tous les corbeaux se mirent à croasser en même temps, puis piquèrent vers le sol.

« On repart ! » cria Noïm : « De toutes façons ils vont nous repérer… »

Ils débouchèrent sur une allée au pavé entièrement recouvert de givre et Thierry s’étala complètement, rattrapé de justesse par Didier, qui chuta avec lui, amortissant la tête de son ami sur son propre ventre.

« Mince, c’est pas possible du verglas en cette saison ! » grommela Thierry. « ça va Didier ? »

L’intéressé répondit par une quinte de toux. « Ahem… ça baigne… »

Noïm se précipita pour les relever : « Kouroun et Caro sont juste derrière cette maison… »

Un corbeau passa à tire d’ailes juste au-dessus de leur tête.

« Dégage, sale bête ! » cria Thierry derrière lui. « Vite ! » cria Noïm. Et ils se précipitèrent dans la direction que le garçon avait indiquée.

Ils contournèrent l’angle du mur peint en ocre, orné d’un angelot de pierre recouvert de gel.

« Mais ils ne sont pas seuls, » acheva Didier pour les deux autres.

***

A peine sortis de la bibliothèque, Kouroun dit à Caroline, très calmement :
« Bien. On est parti. Maintenant où est-ce que tu veux qu’on aille ? »

Ils étaient à l’entrée d’un petit pont de pierre jeté sur un petit canal aux eaux vertes clapotantes.

Caroline hésita : « Cet endroit ressemble beaucoup à Venise, mais cela doit seulement être une ville côtière qui lui ressemble. Ou alors nous sommes vraiment à Venise, alors tout ce qu’on a à faire, c’est de revenir à l’appartement… Est-ce que tu peux lire une plaque qui indiquerait où on se trouve ? »

Kouroun regarda autour de lui et soupira : « Il n’y en a aucune. »

Caroline haussa les épaules : « On n’a qu’à suivre le canal, on arrivera à une rue principale, et on n’aura qu’à demander notre chemin dès qu’on rencontrera quelqu’un. »

Elle étouffa un petit cri : un corbeau venait de se poser sur l’épaule de Kouroun. « Encore ce sale oiseau ! »

« Qu’y-a-t-il Gaspard ? » fit le jeune homme.

Le corbeau répondit : « Je suis Klaus. Mon maître souhaiterait s’entretenir avec celui qui a dompté le griffon hier soir. »

Kouroun se mordit la lèvre : « Je… Désolé… » Puis il s’écria : « Noïm ! Caro, on est sauvés ! »

« Quoi ? demanda Caroline. Qu’est-ce que tu dis ? »

Déjà un second corbeau arrivait pour se percher sur l’autre épaule de Kouroun : « Salut Klaus, tu m’excuses, j’ai quelque chose à dire d’urgent à dire à mon ami. »

« Gaspard ? » demanda Kouroun.
« Lui-même. »

L’autre volatile répondit d'une voix cassante : « Gaspard, tu m’excuses, mais le gentilhomme ne m’a pas donné sa réponse. »

Caroline devint toute rouge : « Assez de ce cirque, laissez-nous tranquille tous autant que vous êtes ! »

« Klaus, fit Kouroun, excusez-nous mais pouvez-vous revenir un peu plus tard. Il faut que j’en discute avec mon amie. »

Le dénommé Klaus battit des ailes : « A votre guise, grinça l’oiseau, mais mon maître n’appréciera que vous l’ayez fait attendre. »

Il s’envola, et Caroline lança « Bon vent ! »

« Gaspard, que voulais-tu me dire ? » demanda Kouroun.

« Basiléo pourra très bientôt vous rendre à votre monde, répondit le corbeau. Revenez à son côté et ne le quittez pas, car si avant la fin de la journée, le second signe se manifeste, il faudra d’urgence trouver le moyen pour vous de franchir le Secret. »

Kouroun battit des paupières : « Je ne comprends rien à ce que tu racontes. »

Caroline prit le garçon par le bras pour l’entraîner vers le petit pont :
« Il n’y a rien à comprendre. C’est une histoire de fous, comme d’habitude. »

Alors toutes les cloches de la ville se mirent à sonner, et le ciel fut soudain rempli de corbeaux tournoyant dans tous les sens et croassant à tue-tête !
« Mais qu'est-ce qui arrive encore ! » cria Caroline.

« Gaspard ! demanda Kouroun : Que se passe-t-il ? »

« Des voyageurs attaquent la ville ! glapit l’oiseau : C’est très mauvais ! Très mauvais ! »

Le corbeau s’envola en criant « Je vais chercher Basiléo ! Ne bougez pas d’ici ou vous êtes perdus ! »

Au même moment, une silhouette apparaissait de l’autre côté du pont. C’était un homme au torse nu, très musclé, portant une espèce de pantalon large. Il avait une tête de taureau et un sabre assez large à la main.

Caroline s’écria : « Enfin quelqu’un ! Allons lui demander où nous sommes ! »

« Attends ! » fit Kouroun en retenant la jeune fille.

L’homme à la tête de taureau n’était pas seul. Derrière lui venaient tout un cortège bigarré d’hommes masqués. Certains avaient aussi des cornes, d’autres avaient des crinières, certains étaient filiformes et d’autres massifs, et l’on entendait des claquements de sabots sur le pavé, comme si un troupeau approchait.

Tous étaient armés.

Kouroun prit Caroline par les épaules et commença à reculer.
« Mais qu'est-ce qui te prends ? » fit Caroline en se dégageant.

Au fond de la rue voisine de la Bibliothèque, d’autres silhouettes biscornues se pressaient.

De la rue d’en face, on entendait des gens cavaler dans leur direction.
Sur les côtés du pont, l’eau verte était agitée de remous.

La porte de la bibliothèque s’ouvrit, et Basiléo sortit en courant pour les rejoindre. Pendant ce temps, l’homme à la tête de taureau était arrivé devant Kouroun et Caroline.

Il était gigantesque, et son ombre cornue recouvrait à présent les visages des deux jeunes gens.

« Ne les touchez pas ! », cria Basiléo. « Ils sont sous ma protection, vous entendez, sous ma protection ! »

Au même moment, Noïm, Didier et Thierry déboulaient de la rue d’en face. « C’est quoi ce carnaval ? s’exclama Thierry.

Caroline se retourna vers lui et s'écria : « Thierry ! » Et elle s’élanca vers lui.

Alors l'homme à la tête de taureau leva son sabre et l’abattit sur Kouroun à la vitesse de l’éclair.

Didier voulut crier « Attention ! » mais rien ne sortit de sa bouche.

D’un coup le temps semblait s’écouler au ralenti : Kouroun voyait bien la lame du sabre descendre sur lui pour le tailler du cou jusqu’au côté, et dans un combat ordinaire il se serait contenter d’esquiver d’un pas du côté d’où venait le coup. Mais là, ses muscles semblaient vouloir mettre une éternité à réagir.

Un souffle d’air le frappa violemment à la poitrine et le jeune homme fut projeté à terre. Quelque chose virevolta par-dessus sa tête et alla rebondir sur le dos de Caroline.

Et Kouroun vit alors que Basiléo s’était interposé entre lui et l’homme à la tête de taureau.

Alors le temps reprit sa course ordinaire : Caroline se retourna et poussa un cri d'épouvante. Basiléo recula en titubant puis tomba à genoux à côté de Kouroun.

Noïm s’avança vers Kouroun et Basiléo et l’homme à tête de taureau qui relevait son sabre l’air très étonné. Jamais Kouroun n’avait vu Noïm avec un tel regard.

Alors la foule bigarrée et biscornue qui les encerclait reflua en criant dans le désordre le plus total, et avec elle la nuée de corbeaux qui tournoyaient tout autour de la scène. Même l’homme à la tête de taureau avait lâché son sabre et fuyait sur le pont en piétinant au passage ses congénères jetés sur le pavé dans la bousculade.

Très vite, Kouroun, Noïm, Didier, Thierry et Caroline se retrouvèrent seuls avec Basiléo.

Alors Kouroun réalisa que Basiléo avait le bras gauche coupé pratiquement au ras de l’épaule.

Et que ce qui était passé au-dessus de lui et avait frappé Caroline dans le dos n’était autre que le bras tranché du jeune homme.

***

Caroline, d’abord réfugiée dans les bras de Thierry, s’élança vers Basiléo :
« Thierry, appelle les pompiers, vite ! Fais le 112, ça marche partout ! »

A terre, Basiléo faisait sauter les boutons de son gilet, et sortait sa chemise pour en presser le pan contre son moignon. Le tissu resta blanc quelques secondes, puis prit rapidement une teinte rouge vif.

« Restez tranquille ! » ordonna Caroline avec fermeté : je vais vous faire un point de compression et tout ira bien. »

« Mon sang ! répondit Basiléo, le visage blanc comme la craie, ses paupières papillotant sur les orbes noirs de ses yeux brillants : « Il ne faut pas que mon sang vous éclabousse ! »

« Ne vous inquiétez pas pour ça ! » répondit Caroline, qui avait doucement, mais fermement, plaqué Basiléo contre le sol et cherchait avec son pouce sous la clavicule de l’épaule gauche dénudée du garçon.

« Je dois l’avoir trouvé, » murmura-t-elle, « Sinon, le sang coulerait beaucoup plus que ça… »

Thierry était livide : « Regarde, disait-il à Didier, c’est horrible, ses doigts bougent encore… »

« Didier, cria Caroline : trouve de la glace, beaucoup de glace, et met son bras dans un grand sac plastique, et met-le avec la glace le temps que les pompiers arrivent. Surtout que la glace ne touche pas directement la peau ! Thierry, est-ce que t’as eu les pompiers ? »

« Heu, non, pas encore, bredouilla-t-il. Il fouilla dans ses poches et sortit le téléphone portable de Caroline : « 112, c’est fait ! », lança-t-il triomphant.

Pendant ce temps, Didier sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Il avança jusqu’au bras tranché de Basiléo, dont les doigts remuaient en fait frénétiquement. Il le ramassa avec précaution.

Didier avait pris le bras par le coude et le poignet. La main de Basiléo se replia immédiatement, et les trois derniers doigts s’accrochèrent au pouce du jeune homme. Puis le poignet de Basiléo pivota et glissa carrément entre les doigts de Didier, et la main tout entière s’agrippa fermement à celle de Didier.

« Noïm ! », appela le garçon d’une voix blanche…

« Euh, il n’y a pas de réseau, fit Thierry, qu’est-ce que je fais ? »

Caroline vociféra : « Hé bien trouve un téléphone fixe espèce de grande nouille ! Bon sang Thierry, soit à la hauteur une fois dans ta vie, et ramène-nous de suite ces fichus pompiers !!! »

Alors Basiléo intervint à voix basse : « Ne vous inquiétez pas. Je ne sens presque plus la douleur. Où est mon bras ? Est-il en sécurité ? »

« C’est Didier qu’il l’a, répondit Caroline. Il va le mettre dans de la glace et un chirurgien vous le recoudra. Maintenant vous, accrochez-vous, et surtout ne vous endormez pas. Kouroun, replie-lui les jambes sur le ventre s’il te plait. Kouroun ! »

Kouroun s’était agenouillé pendant tout le temps du côté droit de Basiléo. Lorsque celui-ci avait lâché le tampon formé par le pan de chemise roulé en boule, il avait d’abord pris le relais pour maintenir le tissu contre la blessure, et limiter l’hémorragie.

Puis, il avait senti comme une poussée qui s’exerçait contre le tampon de tissu. Celui-ci était rouge de sang, mais rien de suintait vraiment. Alors, avec une très grande crainte, il avait peu à peu cédé à la poussée. Puis il avait carrément retiré le tampon.

« Kouroun ! », appela encore Caroline.

Fasciné le garçon fixait l’épaule du bras tranché se tendre peu à peu et prendre la forme d’un bras complet, puis d’un coude, puis du début d’un avant-bras…

Il n’y avait aucune blessure apparente, juste la peau tendue qui avançait, inexorablement, pour former à présent un poignet, puis une paume.

« Le Prodige… » mumura Kouroun.

« Oh ! » souffla Caroline en écarquillant les yeux. Elle se leva d’un bond, abandonnant sa prise sous la clavicule du blessé.

Tout autour d’eux, un grand cercle de givre s’étendait, recouvrant pavés et remontant le long des murs.

Noïm avait rejoint Didier. « Il s’est accroché à moi, lui expliquait Didier, et j’ai l’impression qu’il est plus lourd… »

« C’est normal, répondit très doucement Noïm. Regarde, une épaule est en train de lui pousser. »

Autour d’eux, des flocons de neige s’étaient mis à tomber, et de la vapeur blanche montait de l’eau grise du canal voisin.

Kouroun se releva : « Mettons nous à l’abri. Il y a une maison juste à côté qui appartient à la famille de Basiléo. »

Alors qu’ils s’en allaient vers le bâtiment indiqué par Kouroun, Noïm dit à Didier : « Je reviens de suite ! »

Et il courut aller ramasser le sabre abandonné par l’homme à la tête de taureau.

« C’est le nom de ce type ? » demanda Thierry à Kouroun. « Au fait c’est quoi au juste ? Un genre de lézard ? Un extraterrestre ? »

« C’est un humain, comme toi et moi, répondit Kouroun, qui releva Basiléo et passa le bras valide du garçon par-dessus son cou pour mieux le soutenir.

« Ah bon ?, fit Thierry : Parce que d’ici on dirait pas trop, tu vois… »

Caroline avait rejoint ce dernier, qu’elle tenait par la main et ils entrèrent ensemble dans l’ancienne église reconvertie en bibliothèque.

« Co… comment tu vas ? » lui demanda enfin Thierry, « ça a pas été trop dur ? Ils ne t’ont pas fait de mal au moins ? »

« Non, répondit-elle, distraite. Ça va. Je crois. »

Didier aidé de Noïm avait porté le bras, qui entre-temps, avait bourgeonné en une partie d’un torse mince, et d’un cou.

Ils le déposèrent avec précaution sur la table en bois tout au bout de l’allée principale bordée de rayonnages. Puis Noïm ôta son sweat-shirt pour recouvrir le demi corps.

Didier l’imita, mais dût être aidé par Noïm, car la main gauche ne l’avait pas lâché. Cela n’empêcha pas Caroline de voir le bas d’un visage, puis un visage complet émerger deux vêtements.

La jeune fille porta la main à sa bouche, puis se retourna, en hoquetant.

« C’est une chose que l’on ne voit pas tous les jours n’est-ce pas ? » fit Basiléo, en abandonnant le soutien de Kouroun. Et à Caroline : « Il y a une salle de bain par ici. Je vais vous montrer. »

Et tandis qu’il sortait, Thierry s’approcha du corps étendu sur la table et commenta : « En fait, on voit ça plutôt souvent ces derniers temps, vous trouvez pas, les jumeaux ? C’était un plus anatomique la dernière fois, mais ça reste quand même assez gore. »

Les deux jambes nues du double de Basiléo achevaient leur croissance et formaient chacune leur pied.

« En tout cas, il a exactement la même sale tête que l’autre, reprit Thierry. Si c’est comme ça qu’ils se reproduisent dans ce pays, j’ai pas l’intention d’y faire de vieux os. »

Le nouveau venu était effectivement en tout point identique à Basiléo, excepté pour les cheveux, qui étaient taillés ras. Sous les paupières closes, on voyait s’agiter les pupilles du dormeur, tandis que les doigts de sa main gauche (à moitié recouvert de la manche qui avait glissé), s’agrippaient encore à la main de Didier.

Soudain il ouvrit les yeux. Ils étaient bleus – et en tout point humain.

« Où suis-je ? » demanda le garçon avec la voix de Basiléo.

« Alors là, mon gars, répondit Thierry, c’est vraiment pas à nous qu’il faut le demander. »

Il regarda sa main encore dans celle de Didier, puis regarda ce dernier et demanda : « Qui suis-je ? »

« Fiou ! » fit Thierry : « En plus il est amnésique. T’as vraiment pas de bol, mon gars ! »

***


CHAPITRE NEUF : LE SECOND SIGNE




Dans la petite salle de bain, Basiléo prit gentiment la main tâchée de sang de Caroline, et commença à la laver. La jeune fille se laissait faire, visiblement choquée.


« Je vous suis extrêmement reconnaissant, commença Basiléo d’une voix douce, d’avoir essayé de me sauver. Vous êtes une personne très courageuse. Une bonne personne. »


Il gardait le regard fixé sur la main de Caroline, savonnant la chair, et grattant délicatement sous les ongles pour enlever la moindre trace écarlate. Mais Caroline, elle, gardait les yeux braqués sur le miroir.


« Vos yeux ! », finit-elle par articuler. « Vos yeux sont devenus comme les miens ! »


A ces mots, Basiléo releva la tête, et Caroline étouffa un cri : Les affreux calots noirs étaient toujours profondément enfoncés dans les orbites du visage du garçon.


Basiléo soupira. Puis il se força à sourire :


« Dans le miroir, expliqua-t-il, vous les voyez tels qu’ils sont. Directement, vous voyez encore le Vide. Cela restera ainsi tant que le premier signe ne se sera pas manifesté. »


« Qu’est-ce que le premier signe ? » demanda très vite Caroline.


Basiléo répondit, en lâchant enfin la main de la jeune fille, qu’il savait à présent exempt de toute souillure :


« C’est celui que votre ami Kouroun a reçu. Il voit mes yeux comme ils sont vraiment, parce que le Vide a commencé à s’accumuler dans ses propres globes oculaires, et filtre sa vision. Et très bientôt il recevra le second… »

Caroline l’interrompit et s’écarta :

« Mais c’est répugnant. Vous êtes en train de me dire que votre… maladie, est contagieuse, et que Kouroun est contaminé ? Comment est-ce qu’on enlève ce truc de ses yeux ? Il faut le faire tout de suite ! »



***


Pendant ce temps ; Kouroun avait résumé en quelques phrases rapides ce qui leur était arrivé depuis leur enlèvement, et Didier lui avait expliqué en retour comment ils étaient parvenus à le retrouver.

Quant à Gaspard le corbeau, il s’était perché sur un coin de l’étagère voisine, extrêmement attentif.


« De l’autre côté du miroir ? » répéta Kouroun, très surpris.

Le jeune homme avait en effet découvert il y a peu le conte de Lewis Caroll, celui qui faisait suite à Alice au Pays des Merveilles.


« Ne le prenez pas mal, reprit Kouroun avec chaleur, parce que je suis vraiment heureux de vous revoir les gars, mais je crois bien que Basiléo nous aurait ramené de toute manière dans notre monde. C’est seulement que nous aurions oublié notre passage ici. »

« Par contre, j’ai bien peur que vous vous soyez mis en danger en venant ici. Cette histoire de Peste, c’est du sérieux, même si je ne comprends pas encore très bien comment cela fonctionne – mais d’après eux, une fois qu’on l’a attrapé, on ne peut plus rentrer chez nous. »


C’est alors que l’inconnu – le sosie de Basiléo –, qui achevait de nouer le vêtement que lui avait passé Noïm autour de sa taille, eut un mouvement de recul en apercevant Kouroun.

De leur côté, Thierry, Noïm et Didier regardaient le jeune homme fixement.

« Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kouroun.


Thierry hocha la tête : « Dis, le premier symptôme de ton histoire de Peste, ce ne serait pas… ? »


Didier lui coupa la parole, la voix déformée par la peur : « Tes yeux, Kouroun ! On est arrivé trop tard, tu es comme eux maintenant ! »


En effet, les yeux de Kouroun étaient devenus complètement noirs – on aurait dit deux boule de cristal fumé, sans aucune trace de blanc ou de petites veines.


Kouroun lui-même avait porté une main à son visage, mais il ne sentait aucun changement, aucune gêne. Il se sentait lui-même, voilà tout. Il n’avait même pas cette sensation de vertige si désagréable, qui l’avait plusieurs fois saisi depuis le début de son séjour sur cette étrange terre.


Et à cet instant, vraiment personne ne prêtait attention à Gaspard le corbeau qui crossait : « C’est seulement le second signe, bougre d’âne ! »


C’est alors Caroline et Basiléo ressortirent du fond de la bibliothèque. La jeune fille appelait : « Kouroun ! Kouroun, il vient de me dire que tu es contaminé ! Il faut que nous trouvions un moyen de t’enlever ce truc des yeux au plus vite ! »


« Kouroun n’a rien de grave ! » rétorqua Basiléo. « Ce que vous voyez n’est qu’une illusion. Ses yeux redeviendront immédiatement semblables aux vôtres s’il quitte notre île avant la nuit. »


« Monsieur, intervint alors son sosie, sauriez-vous me dire ce que je fais ici ? »


De son côté, Kouroun se tournait immédiatement vers ses amis : « Où se trouve le miroir par lequel vous êtes entrés ? »


« Je t’expliquerai tout plus tard, répondait en même temps Basiléo à son double, lequel était visiblement surpris par le ton autoritaire et familier.


Au même moment, Thierry faisait une grimace et répondait à Kouroun : « Dans le salon de la femme lionne, mais il y avait comme un problème la dernière fois que j’ai essayé de revenir chez nous. » Il se frottait le front.


« Comment ? » s’exclama Basiléo à ces mots : « Vous n’êtes pas rentré par la boutique de déguisements ? Mais alors, vous êtes les voleurs que… »


« Nous ne sommes pas des voleurs ! » rugit Thierry, venant se planter sous le nez du jeune homme : « C’est vous les voleurs ! Qu’avez-vous fait de la carte bleue et de l’argent de Caro ? »


Restée à côté de Basiléo, Caroline s’écarta vivement pour lui faire face : « Alors c’était bien vous qui m’aviez volé mon sac ? Espèce de… »


Didier dit – mais personne ne l’écoutait vraiment : « On se calme, ce n’est pas le problème le plus… ».


« Comment osez-vous… ? » gronda Basiléo. « Alors que j’ai risqué l’Enfer pour épargner vos misérables… »


« L’Enfer !, chuchotait très vite la voix de Noïm au creux de l’oreille de Didier : Si le sang de Basiléo avait été mêlé à celui d’autres de ces créatures, ou bien si nous n’avions pas récupéré son bras, il ne se serait pas régénéré à l’identique, il aurait grandit en un mélange d’autant de… »


Mais Thierry avait eu une illumination et Noïm n’eut pas le temps d’achever sa phrase télépathique : « Mais j’y suis, votre voleur c’est… » Thierry se retourna vers Noïm et Didier : « Comment qu’il s’appelle déjà, le vieux ? »


Plusieurs coups violents à la porte imposèrent enfin le silence..



***

Basiléo fut le premier à reprendre ses esprits : « Ils viennent me chercher ! Et ils vont me croire complices de vos turpitudes ! »


Thierry lui répondit avec fermeté : « Nous n’avons commis aucun crime ! »


Puis il se retourna vers Noîm, soudain beaucoup moins sûr : « C’est bien un crime, une turpitude ? »


Noïm répondit, en regardant Basiléo droit dans les yeux, tandis que de nouveaux coups ébranlaient la porte d’entrée :


« Nous n’avons volé aucun de vos trésors. Mais nous savons qui les a volés, et nous savons où ils se trouvent à présent. Vous avez protégé nos amis, et vous aviez raison. Vous devez continuez à le faire. Aidez-nous, et toutes les victimes de ces vols récupèreront leurs biens. »


Basiléo baissa les yeux. Puis les releva, et demanda d’une voix très basse :
« Etes-vous sorcier ? »


Alors la voix de sa sœur Livia appela au travers la lourde porte de la petite église bibliothèque. « Kouroun ! Basiléo ! Ouvrez ! Vous n’avez rien à craindre. Je suis venue avec un ami. »


« Avec quel ami ? » répondit avec force son frère, avançant vers l’entrée.
« Avec le correcteur Fra Marco. »


En entendant ce nom, Basiléo parut hésiter.


Gaspard le corbeau vint se percher sur l’épaule de Kouroun pour commenter : « C’est le patron de Klaus. Comme quoi il va finalement l’avoir, son entretien ! ».


Kouroun, Didier et Thierry se retournèrent d’un même mouvement vers Noïm.


« La fille – Livia – dit vrai, confirma le jeune télépathe, avant d’ajouter, perplexe : Quoi ? C’est elle qui a étalé Kouroun d’un seul coup de poing ? »


Kouroun soupira profondément, tandis que Basiléo précisait : « Livia peut être une vraie furie à l’occasion. Restez derrière moi, ne dites rien, et surtout ne faites rien d’hostile… »


Et il s’avança vers le double porte, haute et étroite, aux plaques rivetées de métal noir.


« A ton avis, c’est quoi son plan, commenta Thierry, plutôt dubitatif : se faire couper les deux bras et les deux jambes pour faire venir les renforts ? »


Caroline l’avait rejoint et lui avait pris la main. Le double de Basiléo s’était rapproché de Didier, qui lui, ne quittait plus des yeux Noïm. Ce dernier était tendu, visiblement prêt à déclencher une nouvelle fois les foudres psychiques dont il avait déjà frappé une fois les créatures de ce monde.


Curieusement, Kouroun se retrouvait à l’écart du petit groupe.


***


Basiléo écarta l’un des ventails, et Livia fit son entrée, habillée une fois de plus en gentilhomme, mais sans le tricorne. Ses cheveux blonds cendrés cascadaient sur ses épaules. Elle paraissait aussi enjouée qu’à son habitude.

« Kouroun, Miss Cri qui tue, salua-t-elle, moqueuse. Et… des amis à vous, je présume ? »


Elle se planta devant Kouroun, qui semblait hypnotisé par elle : « Hé bien, tu ne fais pas les présentations ? »

« Tes yeux sont verts, répondit simplement le jeune homme. »

D’un coup Livia se troubla.
« Le premier signe ! », murmura-t-elle. « Depuis combien de temps ? ».


Elle venait d’agripper le bras de Kouroun. Elle le relâcha aussitôt.
« Peu importe, reprit-elle. Il faut te conduire au Secret au plus vite. »


Thierry s’avançait, un sourire entendu : « Sacré Kouroun ! Tu nous avais caché que tu t’étais déjà fait une copine. Moi, c’est Thierry. »


Et il fit mine de lui baiser la main, tout en ajoutant :
« Laissez-moi vous dire que vous avez un très joli regard. Tout à fait son genre en ce moment. Aïe-heu !!! »


Livia venait de lui tordre son poignet et de lui faire poser un genou à terre. Puis elle le repoussa sans ménagement.


Chose curieuse, Caroline ne songea pas à protester contre cette démonstration de violence tout à fait inutile. Didier releva Thierry, et Livia se retrouva face à Noïm.


Kouroun s’interposa : « Ainsi, tu n’étais pas prisonnière ? »


Livia répondit : « Non. Je me reposais seulement de mon très cher frère, lorsque Monsieur le Correcteur est venu m’apprendre la plus surprenante des nouvelles. »


Elle se retourna pour présenter un homme de haute stature, d’allure encore jeune, mais vêtu d’un costume trois pièces de grand couturier italien – et dont les chaussures noires, également de marque, brillaient impeccablement.

A côté de lui, Basiléo avait l’air d’un gamin dépenaillé, tout penaud.


« Kouroun, Miss… Caroline – et leurs amis, j’ai l’immense honneur de vous présenter le Correcteur Fra Marco, l’un des cinq membres du conseil à décider qui dirige notre île, et qui en garde le Secret. »


« Mince, c’est le mannequin vedette ! » souffla Thierry en donnant un coup de coude à Didier. « Tu sais, celui qui avait l’air idiot avec ses… »


Et avec un drôle de bruit de frôlement, Monsieur le Correcteur Fra Marco déploya ses immenses ailes tachetées.

***


« Un ange ! s’écria Thierry devenu tout pâle : Est-ce que ça veut dire qu’on est mort ? »

L’autre le toisa d’un air amusé, et déclara : « Vous n’êtes pas mort. Et je suis loin d’être un ange. »

Il fit battre ses ailes, faisant s’envoler plusieurs plumes, dont l’une retomba lentement dans la paume de sa main droite.

« Voyez : des ailes de chouettes. Les anges n’ont pas d’ailes de chouettes. »

Il tendait à Thierry la plume, qui la prit.

« Ah bon ? répondit Thierry, perplexe.

« Mais alors…Comment vous faites pour enfiler votre veste ? »


Le Correcteur sourit sans montrer les dents :
« Comme vous, je présume : j’enfile une manche après l’autre, puis je boutonne du haut jusqu’en bas. »


Puis il s’avança jusque devant Noïm et Didier, ce qui permit à Thierry et Caroline de vérifier la véracité de ses dires, tandis que les deux formidables ailes redescendaient dans le dos de l’homme en une longue traîne emplumée.


« Lequel d’entre vous est le sorcier qui sème la terreur sur mon île ? » demanda tranquillement Fra Marco aux frères jumeaux.


« Nous ne sommes pas des sorciers, » répondit très vite Didier en se plaçant devant Noïm.


« Mais vous avez un pouvoir donné alors ? répliqua Fra Marco en regardant Didier droit dans les yeux.


L’homme avait les mêmes calots noires absolument hideux profondément enchâssés dans ses orbites. Didier, pris de nausée, eut immédiatement envie de lui répondre qu’il…


« Ne lui dit rien ! », fit la voix de Noïm sans sa tête.


Alors Didier réalisa qu’il venait juste de prononcer les mots : « Je n’ai… »


Devant le silence des deux garçons, Fra Marco demanda encore, cette fois, d’un ton plus froid : « Pourquoi attaquez vous notre île ? »


Et il regarda à nouveau Didier droit dans les yeux, mais cette fois, c’était Noïm qui répondait par sa bouche, sans que Didier, lui, n’ai plus aucun moyen d’articuler aucune pensée :

« Nous n’avons pas attaqué notre île. Nous avons été attaqué quand nous sommes arrivés ici. Nous ignorions ce qui nous attendait. Si nous avons enfreint vos lois, nous le regrettons sincèrement. Nous souhaitons seulement rentrer chez nous, et… »


La voix de Didier / Noïm se durcit : « Nous ne souhaitons pas vous causer de plus graves problèmes. »


Fra Marco sourit, sans montrer ses dents. Puis il pivota lentement en direction de Basiléo et Livia.

Alors Basiléo dit très vite :

« Ces gens travaillent pour moi. Ils enquêtaient dans l’ancien monde pour retrouver qui était le responsable de tous ces vols. Et apparemment ils ont non seulement trouvé le coupable, mais en plus ils sont en mesure de ramener les biens dérobés à leurs légitimes propriétaires – n’est-ce pas, vous autres ? »


Thierry, qui était le premier dans la direction du regard de Basiléo, répondit, les joues en feu :

« Oui, c’est vrai. On a retrouvé toute votre bimbeloterie. Ne craignez rien, elle est bien en sécurité dans un musée très côté – et de toute manière, personne ne voudrait d’une poupée qui a l’air d’avoir les yeux crevés et d’autres machins dans leur genre... »


Fra Marco se retourna vers Basiléo, favorablement impressionné, tandis que Thierry ajoutait dans son dos, de peur d’avoir vexé l’homme.


« D’un autre côté, je comprends que ça puisse être à la mode dans votre pays d’avoir les yeux comme… euh, vous les avez. Et puis moi je trouve que ça vous va très bien même… »


« Tais-toi ! », souffla Caroline en mettant un doigt sur les lèvres du garçon.


De son côté, le Correcteur rejoignait Livia et Basiléo :

« J’étais profondément inquiet des rumeurs qui couraient sur votre compte, fit l’homme ailé d’une voix très calme, et tellement alarmé à l’idée que l’Héritier du Secret ait pu se compromettre dans quelque affaire sordide, et livré notre ville à quelque thaumaturge ou même… »


Alors il se retourna d’un coup et regarda Noïm, droit dans les yeux.
« Un démon. »


Mais Noïm gardait complètement le contrôle du visage de Didier, c’en était même douloureux.


« Il bluffe, faisait la voix de Noïm dans la tête de Didier : Il ne sait absolument pas à qui ou à quoi il a affaire. Ne t’inquiète de rien. »


L’homme sourit à nouveau, puis se tourna à nouveau vers Basiléo.

« Il ne me reste donc plus qu’à vous demander, très cher Héritier, ce que je puis faire pour vous aider à ramener l’ordre dans notre île et nos trésors dans nos murs. »



***

Fra Marco avait alors escorté Basiléo et Livia, qui eux-mêmes raccompagnaient Didier, Noïm, Thierry, Caroline, Kouroun et le double de Basiléo à la petite boutique de déguisement.


Au-dessus d’eux voletaient les deux corbeaux parleurs Klaus et Gaspard.



Pendant tout le chemin, ils avaient été guettés à distance par des silhouettes furtives, qui très vite disparaissaient derrière le coin des rues, tandis que les eaux des canaux voisins s’agitaient de remous sombre sur leur passage.


Arrivé à la boutique, Basiléo avait donné des vêtements à son double.

« Désormais, ton nom sera Bartholoméo, avait déclaré Basiléo. Tu m’as compris ? »


Bartholoméo – puisque c’était ainsi qu’on devait l’appeler, avait hoché la tête, puis déclaré, d’une voix tremblante :

« Vous ne pouvez pas m’obliger à rester avec vous. Vous et tous les autres sont des créatures du Diable. Je ne vous servirai jamais. »


Sans lui répondre, Basiléo s’était tourné vers Kouroun et ses compagnons :

« Prenez soin de lui, et ramenez-le dès qu’il se sera rendu compte qu’il ne peut pas survivre dans l’Ancien monde. Et s’il refuse… Laissez le mourir. Nous n’avons pas besoin de lui ici. »


Pendant ce temps, Livia avait demandé à Thierry de la suivre dans la petite cabine d’essayage.

Au lieu d’être à sa place contre le mur, le grand miroir avait été rabattu contre le mur d’à côté.


La face cachée du miroir était recouverte de signes et de chiffres, exactement comme l’autre miroir qu’ils avaient découvert avec Giancarlo à l’étage du Palais Caro.


Ensemble, Livia et Thierry mirent en place le miroir sur le « bon » mur, et la jeune fille fit signe à Thierry d’y entrer.

Comme ce dernier hésitait, elle le prit vigoureusement et le jeta au travers. On entendit un choc sourd et un grand « Hé ! ».

Avec un grand sourire, Livia passa à son tour à travers la glace mouchetée.


Noïm, puis Didier enjambèrent sans hésitation le cadre du miroir, suivi presque immédiatement par le dénommé Bartoloméo.


Kouroun voulut faire passer devant lui Caroline, mais celle-ci s’était raidie : « Qui y a-t-il ? Quelque chose ne va pas ? » demanda Kouroun.


Caroline regarda en direction de Basiléo et du Correcteur Fra Marco, puis répondit tout bas, en reniflant.

« C’est quelque chose qu’ils ont dit. Ils disaient que si on restait suffisamment longtemps ici, on oublierait tout ce qu’on a vu ici, n’est-ce pas ? »

« Oui, c’est ce qu’ils ont dit. » répondit Kouroun avec douceur.


Fra Marco toussota légèrement, tandis que dans son dos, ses ailes se frôlaient.

« Ce n’est pas tout à fait exact, Demoiselle. Lui – votre ami -, va tout oublier, car du premier signe, il est passé au second signe. Il n’est plus un simple Voyageur. Sa mémoire de notre île est encore celle du rêve, elle s’effacera à la fin de la première nuit sommeillée dans l’Ancien Monde. »



« Vous, demoiselle, en revanche, ne semblez avoir connu encore aucun des deux signes. Vous êtes encore une Voyageuse, complètement coupée de notre île. Notre rêve est encore votre cauchemar, et nuit après nuit, quand bien même de retour dans votre monde, il vous hantera. »


« Vous devriez rester encore quelques jours parmi nous, le temps que les choses se passent, que l’ordre ait une chance d’être rétabli, dans votre cas. Croyez-moi, la vie n’est pas drôle pour les Voyageurs égarés, quelque soit le monde dans lequel ils cheminent. »


Caroline voulut alors ressortir de la cabine d’essayage, mais Kouroun retint la jeune fille fermement le bras, tout en faisant face à Fra Marco :


La voix sourde, Kouroun répondit : « Elle rentre chez elle. Pas question qu’elle ne risque ne serait-ce qu’une heure de plus sa vie dans votre monde. »


Caroline étreignit la main du jeune homme :

« Essaie de me comprendre Kouroun. Toi et tes amis, vous avez l’air d’être habitué à tout ça. Vous n’avez peur de rien. Mais moi, je n’en veux pas de ces choses folles. Je veux que ma vie redevienne comme elle était avant. Je ne veux pas avoir à marcher dans la rue et à me demander soudain si tout ça, autour de moi, ce n’est pas qu’un décor de cinéma, avec des vrais monstres cachés derrière ! »


Caroline lâcha la main de Kouroun et recula entre Basiléo et le Correcteur Fra Marco. Elle tremblait de tout son corps, et les larmes roulaient de ses yeux.


Kouroun lui tendit la main, son regard braqué sur celui de la jeune fille :

« Caroline, dit-il avec calme. Tu rends-tu comptes que si tu perds le souvenir de ces derniers jours, tu passeras toute ta vie à te demander ce qui a bien pu t’arriver pendant ce temps-là ? Ce que tu as pu faire, ce que l’on a pu te faire ? C’est le genre d’expérience qui peut détruire la vie de quelqu’un. C’est le genre d’expérience que je n’aurai jamais voulu vivre. »


Le jeune homme secoua la tête :

« Mais on ne m’en aura pas laissé le choix. Toi, tu l’as encore, alors je t’en supplie, ne prends pas ce risque. Rentre avec nous maintenant. Rentre avec Thierry. Rentre chez toi et retrouve ta maison, et tout ceux qui t’aiment. L’oubli, l’oubli n’est pas une solution. »


Caroline hésita. Elle regarda Fra Marco, qui semblait toujours aussi serein, si l’on excepté les deux calots noirs qui lui servaient de globes oculaires.

Puis elle regarda Basiléo, qui lui, gardait obstinément les yeux baissés.

Enfin, elle regarda le visage de Kouroun, également défiguré par le second signe, ce regard qui n’en était plus un – uniformément noir, complètement vide.


Caroline éclata en sanglot et se jeta dans les bras de Kouroun, qui rapidement la fit passer avec lui de l’autre côté du très ancien miroir.

***
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Re: Les évadés du temps : le jour du masque

Messagepar Greenheart » Mer 31 Déc 2014 23:37

EPILOGUE




Thierry avait immédiatement raccompagné Caroline à l’appartement de sa tante.

Là-bas elle lui avait dit que tout était terminé entre eux, même si, elle souhaitait qu’ils restent amis.

Peut-être un peu parce que lui et ses amis étaient les seuls garçons qu’elle connaisse à être capable d’aller la retrouver dans un autre monde et se battre contre des monstres pour la sauver.

Et là elle fondit à nouveau en larmes, et Thierry, en tout bien tout honneur, dormit avec elle les quelques nuits suivantes le temps, afin qu’elle puisse trouver le sommeil sans craindre de se réveiller toute seule au milieu de nulle part.


***


Il n’aurait pas été facile pour des gens plus ordinaires de récupérer plus que rapidement la totalité d’une exposition artistique prestigieuse pour en rétrocéder le catalogue à ses légitimes propriétaires.


Mais avec les pouvoirs de persuasion de Noïm, et le fait qu’ils avaient dû délivrer Giancarlo – que le vieux Macci, dans son délire, avait rien moins que ligoté et enfermé dans un placard du Palais Caro, et continué de garder – les choses n’avaient guère pris plus longtemps que la journée.


Et à la première nuit tombée, presque toute la collection été emportée au fond de la petite boutique de déguisement.


***


« ça va Bartoloméo ? » demanda Noïm alors qu'ils aidaient à la réception des objets de la collection par Livia et Maverick.


Le jeune homme, qui semblait nauséeux, lui fit un pauvre sourire :

« Hélas, Basiléo avait raison. L’air d’ici est comme de l’acide pour moi, et c’est comme si on me mordait à l’intérieur. Je vais être obligé de retourner là-bas parmi les monstres. Que vais-je devenir sans votre protection ? »

Noïm essaya de le rassurer :


« Crois-moi, Basiléo veillera sur toi comme sur lui-même. Après tout, il est plus ou moins ton père – et il était drôlement heureux qu’il ne te soit rien arrivé après qu’on t’ait ramené à la Bibliothèque. »

« Et je crois aussi que tu ne seras ni prisonnier, ni esclave : après tout, il t’a laissé venir avec nous. C’est qu’il veut te laisser libre de tes propres choix, non ? »


Bartoloméo eut un petit rire sec – et à cet instant on aurait dit que c’était Basiléo lui-même qui se tenait face à Noïm :

« C’est parce que je n’ai aucun choix, ici. Si je reste, je meurs. Il le sait. Mais je comprends ce que tu veux me dire, et je suis d’accord avec toi. Je crois aussi que mon frère ne me fera aucun mal. Parce qu’il sait que s’il m’en fait, je lui en ferai deux fois pire. »

A ce moment-là, Bartoloméo croisa le regard désapprobateur de Didier, et ajouta à son attention :

« Et aussi parce que je n’ai pas envie de lui faire du mal de toute manière. Si tu ne me crois pas, tu n’as que le demander à ton frère à toi. Je jurerai qu’il est télépathe ! »

« Non, je ne le suis pas ! » protesta Noïm.

« Non, il ne l’ai pas ! » avait répondu exactement en même temps Didier.

Bartoloméo hocha vigoureusement la tête : « Je sais bien que la télépathie, ça n’existe pas ! » s’écria-t-il : « Oh, comme j’aurai voulu rester avec vous… ».

Et il les serra tous les deux dans ses bras, avant de repartir pour ce qui semblait devoir rester son monde.


***


Plus tard, en voyant passer l’urne funéraire qui avait tant troublé Noïm, Didier posa la main sur l’épaule de son frère jumeau.

« Tu vois, souffla-t-il, il rentre chez lui maintenant. Il ne souffrira plus, et c’est grâce à toi. »

A côté d’eux, Livia éclata d’un petit rire :

« Quoi ? Vous vous inquiétiez pour lui ? » répondit-elle.

« C’était un criminel, et de la pire espèce. S’il avait pu rôtir à petit feu plus longtemps devant un défilé de vos touristes, le bon Dieu lui-même vous en aurait été reconnaissant ! Quelle pitié que sa dernière victime ait considéré sa prison comme un souvenir à conserver et chérir pour l’Eternité ! »

Et la jeune fille ajouta, en se détournant :

« Croyez-moi, les garçons, c’est un monde de timbrés dans lequel nous autres, les "monstres", sommes condamnés à vivre. »

Noïm et Didier se regardèrent. Noïm baissa la tête.

Didier pensa très fort : « Non, tu as eu raison sur ce coup-là. Il fallait le ramener chez lui, et je suis désolé qu’il ait eu à souffrir si longtemps. »


« Si ça peut vous consoler », remarqua Kouroun, qui avait assisté à l’échange : « Ici aussi, c’est parfois un peu agité. »


« Oui, mais un jour, ça s’arrête, répondit Livia en rejoignant le jeune homme. »

« Et un jour, ça s’arrête aussi pour vous, puisque vous finissez toujours par oublier tout », rétorqua Kouroun, avec amertume.

Sur ces mots, il voulut partir. Mais Livia le rattrapa.


« Suis-moi ! », dit-elle simplement.
Intrigué, Kouroun obéit.


***


Livia l’entraînait à travers les ruelles à présent obscures de la cité des Doges.


Tout autour deux, les réverbères et les lampions s’allumaient. On entendait des rires, de la musique, des pétarades.


Arrivé devant une petite porte, Livia sortit un trousseau de clés et trouva rapidement la bonne.

Ils entrèrent dans un petit couloir mal éclairé, au bout duquel se trouvait une nouvelle petite porte qui donnait sur un escalier très raide et très poussiéreux.

Tout en haut, il y avait encore une porte, que Livia poussa avec précaution.


C’était un panneau de bois, qui, vu de l’autre côté, se confondait presque avec le reste des lambris d’une immense salle de bal, très haute de plafond.


« Quelle chance ! s’écria Livia, nous l’avons pour nous tout seuls ! »


On entendait un orchestre jouer une valse sous les fenêtres, en contrebas. Livia esquissa une révérence à l’attention de Kouroun, qui s’inclina, en retour.


Kouroun se sentait gauche, et craignait par-dessus tout qu’elle l’invita à danser.

Ce que fit précisément Livia.


« Ne t’inquiète de rien, riait la jeune fille. N’écoute que la musique ! La musique, c’est comme un rêve. Elle t’emporte où tu veux, tu n’as qu’à la suivre… »


Et c’était presque vrai.

Kouroun se sentait soudain plus léger.

La terrible aventure qu’il venait de suivre n’était plus qu’un lointain souvenir, et lui et une charmante jeune fille blonde aux yeux verts valsaient, et valsaient encore dans la pénombre, tout le long du parquet qui brillait comme un miroir, tout le long des murs lambrissés, tout le long des plafonds de stuc et de plâtre.


Et leurs pas étaient plus légers que les plumes, et oui, Kouroun devait être en train de rêver, car tout cela était si parfait et si impossible. Ils s’embrassèrent.


Et quand leurs lèvres se séparèrent, Livia répétait, en larmes. :


« Dis moi que tu ne m’oublieras pas, Kouroun. Dis-moi que tu ne m’oublieras pas, et je ne t’oublierai jamais ! »




FIN



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