Quand les restaurateurs trahissent les auteurs

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Quand les restaurateurs trahissent les auteurs

Messagepar Greenheart » Lun 10 Mai 2021 13:18

Un excellent article de Remy Pignatiello du 8 mai 2021 intitulé Restauration et étalonnage : questionnements techniques par temps modernes, a découvert le pot-aux-roses : certains studios de restaurations "signent", c'est-à-dire dénaturent les couleurs originales des films édités en blu-ray ou diffusés en streaming ou à la télévision, de manière à ce que tous les films passés par chez eux se ressemblent au niveau des couleurs. Certains éditeurs de blu-rays tentent alors de corriger ces virages, mais sans pouvoir reconstituer les couleurs de l'oeuvre d'origine. C'est aussi valable pour le noir et blanc.

Vers environ 2013-2014 ont commencé à apparaître régulièrement des films étalonnés à nouveau de façon reconnaissable d’un film à l’autre, mais de façons différentes des tendances des 90s-2000s. 2 laboratoires en particulier sont concernés par cette apposition structurelle, spécifique et reconnaissable de signatures colorimétriques : Eclair et L’Immagine Ritrovata.

Ces laboratoires ne sont pas les seuls à avoir une signature reconnaissable. Plusieurs restaurations récentes chez/pour Paramount partagent des tendances photographiques, notamment au niveau de la gestion des teintes de peau (Airplane, Le flic de Beverly Hills, Ghost, Flashdance, Pretty in Pink, …), tandis que de nombreux films Fox restaurés récemment ont été ré-étalonnés avec des bleus cyan (ou sarcelle, pour être exact) particulièrement marqués (Desk Set, Wild River, The Bravados, …). Cependant, l’importante activité annuelle d’Eclair et Ritrovata explique la plus grande exposition de leurs travaux. Ainsi, s’il ne s’agit pas d’accabler spécifiquement ces 2 laboratoires, la quantité d’exemples qu’ils proposent permet d’illustrer les bases structurelles des questionnements qu’ils soulèvent.


Dans le cas de Ritrovata (et le travail souvent issu de Giandomenico Zeppa), la colorimétrie est plutôt jaunie et terne/voilée, renforçant les jaunes et les verts au détriment du bleu, avec des noirs décollés et colorés en vert/jaune. On y trouve aussi des carnations souvent couleur crème (comme chez Paramount). Plus rarement maintenant, mais de façon toujours aussi reconnaissable, la patine générale de l’image parait presque sepia, jaune orangé de façon très uniforme (Mariage à l’italienne, La dixième victime, Le syndicat du crime). Ces choix donnent à l’image un rendu considéré « vintage » de façon volontaire et structurelle. Cela nous a été confirmé par le laboratoire lui-même de vive voix auprès de nous (cf notes additionnelles plus bas). On retrouve cette signature dès 2009, mais de façon plus récurrente plutôt depuis 2014. Les films concernés courent au moins de 1953 à 1989.


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Ces signatures ne relèvent pas de la simple présence générale de « jaune » ou de « bleu », mais d’un type spécifique et reconnaissable de traitement des couleurs dans leur ensemble. Même si on résume ces signatures à une couleur symptomatique pour simplifier (bleu Eclair, cyan Fox, jaune Ritrovata, etc), ces étalonnages portent CES jaunes là, CES bleus là, ces noirs colorés de CETTE façon-là, d’où la notion de signature et non de simple dérive (sinon, on les confondrait bien plus souvent). Ces signatures restent visibles d’un film à l’autre même quand ils font l’objet de « supervision » et autres « approbations » par des référents liés aux films concernés : réalisateurs, directeurs de la photo, etc. Enfin, elles « contaminent » même parfois les panneaux textes en amorce ou en fin de film, panneaux techniques noir et blanc pourtant générés numériquement et qui ne devraient a priori ne pas porter de dérives particulières.


L'article se termine par les captures des anneaux olympiques d'un coffret consacré aux films des jeux olympiques à travers les années : l'image devrait être strictement la même pour tous les films et ce n'est simplement jamais le cas, les couleurs des anneaux sont tellement altérées d'une image à l'autre qu'il est impossible de savoir de quelle couleur chaque anneau était à l'origine.

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L'article est ici.

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Je précise que sur ce forum ainsi que sur le davblog, je suis régulièrement amené à rendre aux images des films, séries, couvertures de livres ou bandes dessinées etc. leur aspect original d'autant que je puisse le reconstituer, d'après mes souvenirs et par bon sens : en particulier, à moins d'un trucage "psychotronique" ou de conditions météos fleurant l'apocalypse ou une catastrophe du même goût, les ciels sont rarement du même jaune que la chemise et la peau de l'acteur. De même, les chairs ne sont cyanosées que si l'acteur est réellement mort ou en voie de l'être, ou couleur rosbeef si l'acteur est alcoolique ou en train de faire une crise d'apoplexie (Steed restauré par Studio Canal). Même si cela arrivait sur le plateau, les acteurs sont en général maquillés pour avoir teint naturel, et je ne parle bien sûr pas du maquillage de clown blanc ou du Joker.

En clair, à moins d'un parti pris attesté du réalisateur pour s'écarter de la réalité, les photos d'époque ou les captures de transfert DVD / Blu-ray ou même VHS, voire même Viewmaster (un genre de diapositives 3D) contiennent toujours des indices permettant de retrouver les couleurs "naturelles", c'est-à-dire transportant le spectateur sur le plateau de tournage et non dans une salle diffusant une copie pourrie sur un écran sale et jaunie avec un son mono crachotant frontal quand l'action devrait entourer le spectateur - et même un son mono d'époque du moment qu'il est incompressé et nettoyé sans être abîmé permet de reconstruire cette illusion.

Donc j'ai été très fréquemment confronté à ces "signatures" des restaurateurs français, par exemple pour l'Homme de Rio où effectivement totoshop permet de rétablir la balance des blancs, l'éclairage et les contrastes correspondant à l'expérience réelle de la scène.

A l'opposé, pour des films et des épisodes en noir et blanc, j'ai moi-même choisi d'altérer les "couleurs", voire de "coloriser" vaguement ou grossièrement la scène, pour rappeler que l'action dans ces récits n'a jamais été en noir et blanc, et que c'est l'imagination du spectateur qui doit reconstruire les couleurs de la scène d'origine quand celles-ci ont été perdues, soit parce que le film ou la série a été tournée en noir et blanc souvent parce que la production voulait s'économiser le budget, soit parce que les négatifs couleurs (voir 3D) ont été détruit ou n'ont pas été inclus dans le DVD ou le blu-ray.

Mais je ne prétends pas alors restaurer un film ou une série ou un livre, seulement vanter le récit qu'il raconte et les réalités qu'il représente afin de stimuler au maximum l'imagination et la mémoire et de motiver pour voir et revoir ce qui vaut la peine d'être vu, quand c'est encore possible.

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