Souvenirs à vendre, la nouvelle de 1966

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Souvenirs à vendre, la nouvelle de 1966

Messagepar Greenheart » Ven 16 Fév 2024 20:27

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We Can Remember It For You Wholesale (1966)
Autres titres : Souvenirs à vendre, Souvenirs garantis, De mémoire d'homme.

Sorti en avril 1966 dans The Magazine of Fantasy & Science-fiction.
Traduit en français en août 1966 par Michel Demuth sous le titre De mémoire d'homme, dans le magazine Fiction numéro 153, Paris, aux éditions OPTA FR ;
traduit en 1984 par Bernard Raisin sous le titre Souvenirs garantis, prix raisonnables dans La Grande Anthologie de la Science fiction : Histoires de mirages, au Livre de poche ;
compilé en 1998 sous le titre Souvenirs à vendre dans Nouvelles 1963-1981 pour Denoël Présence ;
traduction révisé en 2000 par Hélène Collon sous le titre Souvenirs à vendre dans Nouvelles, tome 2 / 1953-1981 pour Denoël, Lunes d'encre réédité en 2006,
réédité en 2002 dans Minority Report, Gallimard, Folio SF ;
réédité sous le titre Total Recall en 2012.

De Philip K. Dick.

Pour adultes et adolescents.

(cyberpunk) Douglas Quail occupe un emploi de bureau subalterne dans un "futur pas si lointain". Son plus grand rêve a toujours été de visiter Mars, mais sa femme l'en dissuade constamment. Quail finit par découvrir Rekal Incorporated, où il se fait implanter la mémoire de son voyage sur Mars. À la grande surprise des techniciens de Rekal, Quail retrouve, sous sédation, des souvenirs effacés de sa véritable identité.

*

Spoiler : :
Une nouvelle emblématique de Philip K. Dick autour de son thème favori de la perception de la réalité avec une intrigue solide. Le texte a également le bon goût de ne pas tenter de faire tomber le quatrième mur, celui de la réalité du lecteur, le procédé ayant le gros défaut d’empêcher l’immersion du lecteur dans un récit qui s’efforce de ressembler un minimum à sa réalité pour rendre possible l’identification du lecteur aux personnages.

Le problème est le même avec les multivers et la propagande qui tord la réalité du récit pour la faire se conformer au message de manipulation propagandaire. Un récit peut être invraisemblable sans gêner l’identification dès lors que ses règles « surnaturelles » ou « prospective » sont clairement établies, tout comme le fait que le récit n’est pas la réalité. Dans le cas contraire, vous obtenez un récit toxique, souvent parmi les plus dangereux pour le lecteur.

Or, pour gagner sa vie, Philip K. Dick utilisait la drogue pour maximiser le nombre de page qu’il pouvait écrire, détruisant son jugement et sa capacité à discerner les niveaux de récits dans le récit, et leur cohérence entre eux et vis-à-vis de la réalité comme des autres de la Science-fiction, ou d’autres domaines littéraires et cinématographiques. Bien sûr, les meilleurs récits de Dick sont ceux qu’il aura écrit avant d’avoir bousillé son cerveau.

Le problème sera strictement le même pour les « auteurs » qui utilisent l’intelligence artificielle d’aujourd’hui type Chat GPT à n’importe quelle étape de la création : ils perdent forcément le contrôle de la cohérence des détails et des niveaux des récits automatiquement préparés, rédigés ou corrigés, cohérence interne comme externe vis-à-vis des récits et de la réalité. Et bien sûr, le résultat est complètement déconnecté de la réalité à tous les niveaux.


*

Le texte original de Philip K. Dick pour The Magazine Of Fantasy & Science-fiction de mai 1966.

Surely one of man’s most difficult tasks is to learn to live with his memories. When, as for Douglas Quail, those include a dull job, a wilting marriage and little else, then something must be done. As, for instance, changing those memories. If you are a new reader and this concept seems far-fetched to you, we suggest that you check Ted Thomas’s column on page 62.

WE CAN REMEMBER IT FOR YOU WHOLESALE

by Philip K. Dick

He awoke—AND WANTED Mars. The valleys, he thought. What would it be like to trudge among them? Great and greater yet: the dream grew as he became fully conscious, the dream and the yearning. He could almost feel the enveloping presence of the other world, which only Government agents and high officials had seen. A clerk like himself? Not likely.

"Are you getting up or not?” his wife Kirsten asked drowsily, with her usual hint of fierce crossness. “If you are, push the hot coffee button on the dam stove.”
“Okay,” Douglas Quail said, and made his way barefoot from the bedroom of their conapt to the kitchen. There, having dutifully pressed the hot coffee button, he seated himself at the kitchen table, brought out a yellow, small tin of fine Dean Swift snuff. He inhaled briskly, and the Beau Nash mixture stung his nose, burned the roof of his mouth. But still he inhaled; it woke him up and allowed his dreams, his noctural desires and random wishes, to condense into a semblance of rationality.

I will go, he said to himself. Before I die I’ll see Mars. It was, of course, impossible, and he knew this even as he dreamed. But the daylight, the mundane noise of his wife now brushing her hair before the bedroom mirror—everything conspired to remind him of what he was. A miserable little salaried employee, he said to himself with bitterness. Kirsten reminded him of this at least once a day and he did not blame her; it was a wife’s job to bring her husband down to Earth. Down to Earth, he thought, and laughed. The figure of speech in this was literally apt.

“What are you sniggering about?” his wife asked as she swept into the kitchen, her long busy pink robe wagging after her. "A dream, I bet. You’re always full of them.”
"Yes,” he said, and gazed out the kitchen window at the hovercars and traffic runnels, and all the little energetic people hurrying to work. In a little while he would be among them. As always.

“I’ll bet it has to do with some woman,” Kirsten said witheringly.
“No,” he said. “A god. The god of war. He has wonderful craters with every kind of plant-life growing deep down in them.”

“Listen.” Kirsten crouched down beside him and spoke earnestly, the harsh quality momentarily gone from her voice. "The bottom of the ocean—our ocean is much more, an infinity of times more beautiful. You know that; everyone knows that. Rent an artificial gill-outfit for both of us, take a week off from work, and we can descend and live down there at one of those year-round aquatic resorts. And in addition—” She broke off. “You’re not listening. You should be. Here is something a lot better than that compulsion, that obsession you have about Mars, and you don’t even listen!” Her voice rose piercingly. “God in heaven, you’re doomed, Doug! What’s going to become of you?”
“I’m going to work,” he said, rising to his feet, his breakfast forgotten. “That’s what’s going to become of me.”

She eyed him. “You’re getting worse. More fanatical every day. Where’s it going to lead?”
“To Mars,” he said, and opened the door to the closet to get down a fresh shirt to wear to work.

*

La traduction au plus proche.

Sûrement l’une des tâches les plus difficiles de l’être humain est d’apprendre à vivre avec ses souvenirs. Quand, comme dans le cas de Douglas Quail, ceux-là incluent un emploi sans intérêt, a mariage qui s’étiole, alors il y a quelque à faire. Comme, par exemple, changer ces souvenirs. Si vous êtes un nouveau lecteur (de ce magazine) et si ce concept vous parait tiré par les cheveux, nous vous suggérons d’aller lire la colomne de Ted Thomas page 62 (du numéro d’avril 1966 du magazine de la Fantasy et de la Science-fiction.)

NOUS POUVONS VOUS LE RAPPELER AU PRIX DE GROS

par Philip K. Dick

Il s’éveilla—ET VOULAIT Mars. Les vallées, il pensa. Ce que cela ferait de se frayer un chemin parmi elles ? Génial et encore plus génial: le rêve croissait au fur et à mesure qu’il regagnait complètement sa conscience, le rêve et le désir ardent. Il pouvait presque sentir la présence enveloppante d’un autre monde, que seul les agents du gouvernements et les officiels des grades les plus élevés avaient déjà vu. Un petit secrétaire comme lui ? Aucune chance.

“Tu te lèves ou quoi ?” son épouse Kirsten demanda assoupie, avec sa pointe habituelle de farouche envie d’en découdre. “Si tu le fais, va enfoncer le bouton du café chaud de la foutue cuisinière.”
“D’accord,” répondit Douglas Quail, et il tituba pieds nus depuis la chambre à coucher de leur studio jusqu’à la cuisine. Arrivé là, ayant consciencieusement pressé le bouton du café chaud, il s’installa à la table de la cuisine, ayant sorti une petite boîte en fer blanc jaune de tabac à priser fin Dean Swift . Il l’inhala avec hâte, et le mélange Beau Nash lui piqua le nez, brûla le vol de son palais. Mais encore, il inhalait; cela le réveillait complètement et permettait à ses rêves, ses désirs nocturnes et ses souhaits variables, de se condensait en un semblant de rationalité.

J’irai, se dit-il à lui-même. Avant de mourir, je verrai Mars. C’était, bien entendu, impossible, et il le savait même en rêvant. Mais la lumière du jour, les bruits ordinaires que faisait son épouse à se brosser les cheveux devant le miroir de la chambre à coucher — tout conspirait à lui rappeler ce qu’il était. Un misérable petit employé salarié, se disait-il avec amertume. Kirsten le lui rappelait au moins une fois par jouor et il ne le lui reprochait même pas ; c’était le boulot d’une épouse de garder les pieds de son mari sur terre, pensait-il, et il se mit à rire. L’expression était littéralement appropriée.

“Qu’est-ce qui te fait ricaner?” demanda son épouse alors qu’elle s’engouffrait dans la cuisine, sa longue robe de chambre rose battant à sa suite. "Un rêve, je parie. T’en as toujours plein le crâne.”
"Oui,” il répondit, et il jeta un coup d’oeil par la fenêtre de la cuisine aux voitures volantes et aux voies de circulation, et à tous ces gens énergiques qui se pressaient pour aller. D’ici peu, se retrouverait parmi eux. Comme toujours.

“Je parie que ça à voir avec une femme,” Kirsten rétorqua, venimeuse.
“Non,” il répondit. “Un dieu. Le dieu de la guerre. Il a de merveilleux cratères avec toutes les sortes de vie végétale poussant au fond.”

“Écoute.” Kirsten s’accroupit à son côté et lui parla de manière sincère, la dureté momentanément évanouie de sa voix. « Le fond de l’océan — notre océan est beaucoup plus, une infinité de fois plus merveilleux. Tu sais cela ; tout le monde sait cela. Loue une combinaison de plongée à branchies pour nous deux, prend une semaine de vacance, et nous pouvons descendre et vivre en bas là-bas dans l’une de ces résidences de vacances aquatiques à l’année. Et additionnellement—“ Elle s’interrompit. “Tu n’écoutes pas. Tu devrais. C’est quelque chose de bien mieux que cette pulsion, cette obsession que tu as à propos de Mars, et tu n’écoutes même pas ! » Le ton de sa voix devenait perçant. « Dieu du ciel, tu es maudit, Doug ! Qu’est-ce que tu vas devenir ?”
“Je vais aller travailler,” il fit, bondissant sur ses pieds, oubliant son petit-déjeuner. “Voilà ce que je vais devenir. ”

Elle lui fit les gros yeux. ”Tu deviens pire. Plus fanatique chaque jour. Où est-ce que ça va mener ? ”
“Jusqu’à Mars,” il répondit, et d’ouvrir la porte du placard pour en tirer une chemise propre à porter pour travailler.

*

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La traduction de Michel Demuth d’août 1966 dans Fiction 153.

PHILIP K. DICK

De mémoire d’homme

Philip K. Dick apparaît souvent dans les pages de Galaxie — où d’ailleurs aurait pu figurer cette histoire typique de sa manière. Dans beaucoup de ses nouvelles récentes, Dick s’attache à dépeindre les incertitudes de la mémoire et les altérations de la personnalité. Sur le thème des « mémoires interchangeables », il a brodé ici une brillante variation, qui s’ouvre en conclusion sur des perspectives imprévisibles.

Il s’éveilla — et il avait besoin de Mars. Les vallées, songea-t-il. Comment était-ce, lorsqu’on les parcourait ? De plus en plus vaste, le rêve croissait comme il devenait pleinement conscient, le rêve et le désir. Il pouvait presque sentir l’enveloppante présence de l’autre monde que seuls de hauts fonctionnaires et des agents du gouvernement avaient contemplé. Un employé comme lui avait peu de chance d’y parvenir.

— « Est-ce que tu es levé, oui ou non ? » demanda sèchement Kirsten, sa femme, avec son habituelle intonation de colère. « Si tu es levé, appuie sur le bouton du café. »
— « D’accord, « dit Douglas Quail, et il marcha pieds nus de la chambre à la cuisine. Quand il eut docilement appuyé sur le bouton du café, il s’assit devant la table et prit une petite boîte jaune de Dean Swift à priser. Il respira profondément et le mélange lui irrita le nez, lui brûlant le palais. Mais il continua d’inhaler. Cela l’éveillait et condensait ses souvenirs, ses désirs nocturnes et ses aspirations diverses en un semblant de réalité.
J’irai, se dit-il. Avant de mourir, j’irai sur Mars.

C’était impossible, bien sûr ; il le savait même tandis qu’il rêvait. Mais, dans la journée, les bruits prosaïques qui environnaient sa femme — elle se brossait à présent les cheveux devant son miroir — contribuaient davantage à lui rappeler sa condition. Il n’était qu’un petit employé au salaire misérable, se dit-il avec amertume. Kirsten le lui rappelait au moins une fois par jour et il ne pouvait l’en blâmer. C’était le devoir d’une femme de ramener son mari sur Terre. Redescendre sur Terre, songea-t-il, amusé. L’expression convenait si bien.

— « A quoi rêvasses-tu ? » lui demanda sa femme tout en balayant la cuisine, sa robe de chambre rose flottant derrière elle. « Tu es toujours perdu dans tes songes. »
— « Oui, « dit-il, et il regarda par la fenêtre les flotteurs et les trottoirs roulants, tout le petit monde laborieux qui se hâtait vers le travail. D’ici un instant, il serait parmi eux. Comme toujours.
— « Je suis sûre que c’est à cause d’une femme, » dit Kirsten d’un ton revêche.
— « Non. A cause d’un dieu. Le dieu de la guerre. Il possède de merveilleux cratères avec toutes sortes de formes de vie végétale qui poussent au fond. »

— « Ecoute, « dit Kirsten. Elle s’agenouilla à côté de lui et se mit à lui parler d’un ton persuasif. Toute dureté avait momentanément disparu de sa voix. « Le fond de l’océan — de notre océan — est plus beau, infiniment plus beau. Tu sais cela. Tout le monde le sait. Loue des branchies artificielles pour nous deux, prends une semaine de vacances et nous pourrons aller vivre dans un de ces hôtels aquatiques. Et aussi… » Elle s’interrompit. « Tu ne m’écoutes pas. Tu devrais, pourtant. C’est un peu mieux que cette obsession de Mars ! Mais tu ne m’écoutes pas ! »
Sa voix devint perçante. « Dieu du ciel, tu es fini, Doug ! Que vas-tu devenir ? »
— « Je vais aller travailler, » dit-il en se levant et en abandonnant son breakfast. « Voilà ce que je vais devenir. »

Elle le fixa. « Tu deviens pire chaque jour. De plus en plus obsédé. Où cela va-t-il te conduire ? »
— « Sur Mars, » dit-il, et il ouvrit la porte de l’armoire pour y prendre une chemise propre.

*

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La traduction de Bernard Raisin de 1984 pour LE LIVRE DE POCHE & DENOEL FR

SOUVENIRS GARANTIS, PRIX RAISONNABLES

par Philip K. Dick


IL se réveilla et eut envie de Mars. Les vallées, songea-t-il ; quel effet cela lui ferait-il d’en fouler le sol ? Ce devait être merveilleux. Et ce qui l’était plus encore c’était que le rêve se développait au fur et à mesure qu’il reprenait conscience. Le rêve et le désir ardent. Il pouvait presque sentir la présence enveloppante de l’autre monde que seuls les représentants du gouvernement et les personnages officiels avaient pu voir. Un petit fonctionnaire comme lui ? Il y avait peu de chance.

« Tu te lèves, oui ou non ? demanda Kirsten, sa femme, d’une voix ensommeillée où pointait sa virulente et coutumière mauvaise humeur. Quand tu seras debout, appuie sur le bouton café chaud de cette fichue cuisinière.
— Okay », répondit Douglas Quail, et, pieds nus, il se rendit de la chambre à coucher de leur conapt à la cuisine. Là, après s’être exécuté en appuyant sur le bouton café chaud, il s’assit à la table de cuisine et en sortit une petite boîte jaune d’excellent tabac à priser Dean Swift. Il renifla énergiquement et le mélange Beau Nash lui picota le nez et lui embrasa le palais. Il renifla quand même, ça le réveillait et cela permettait à ses rêves, à ses désirs nocturnes, à ses souhaits fortuits de se cristalliser en un semblant de cohérence.
« J’irai, se dit-il. Je verrai Mars avant de mourir. »

C’était impossible, bien sûr, et il le savait pertinemment alors même qu’il rêvait. Pourtant, la lumière du jour, le bruit si banal de sa femme qui à présent se brossait les cheveux devant le miroir de a chambre à coucher… tout conspirait à lui rappeler ce qu’il était. « Un minable petit congés payés », se dit-il amèrement. Kirsten le lui rappelait au moins une fois par jour et il ne lui en voulait pas ; c’était le rôle d’une femme que de remettre les pieds sur terre à son mari. « Les pieds sur terre », pensa-t-il et il se mit à rire. L’expression, en l’occurrence, était parfaitement appropriée.

« Qu’est-ce qui te fait ricaner ? demanda sa femme en pénétrant dans la cuisine, son long peignoir rose baiser balayant le sol derrière elle. Un rêve, je parie ; tu en as toujours la tête farcie.
— Oui », admit-il, et il porta son regard par la fenêtre de la cuisine sur les hovercars, les couloirs de circulation, et toutes ces petites personnes pleines d’entrain qui se pressaient vers leur travail. Bientôt il serait parmi eux, comme toujours.

« Je parie qu’il s’agit d’une femme, lança Kirsten avec mépris.
— Non, répliqua-t-il, d’un dieu. Le dieu de la guerre. Il a des cratères magnifiques dans le fond desquels poussent toutes sortes de végétaux.

— Écoute-moi. » Kirsten s’accroupit à côté de lui et lui parla sérieusement, sa voix perdant momentanément son ton revêche. « Le fond de l’océan – notre océan – est beaucoup plus, infiniment plus beau. Tu le sais bien, tout le monde sait cela. Tu n’as qu’à louer des équipements de branchies artificielles pour nous deux, prendre une semaine de congé et nous pourrons aller vivre là en bas dans une de ces stations subaquatiques ouvertes toute l’année. Et en plus…» Elle s’interrompit. « Tu ne m’écoutes pas. Tu devrais pourtant ! Je te parle de quelque chose qui vaut mille fois mieux que cette idée fixe, cette obsession que tu as pour Mars, et tu n’écoutes même pas ! » Sa voix se fit perçante. « Bonté divine ! tu files un mauvais coton, Doug ! Que va-t-il t’arriver ?
— Je vais aller travailler, répondit-il en se levant, voilà ce qui va m’arriver. »

Elle le dévisagea. « Tu empires ; chaque jour tu es un peu plus détraqué. Où cela va-t-il donc mener ?
— Sur Mars », déclara-t-il, puis il ouvrit la porte du placard afin d’y prendre une chemise pour aller travailler.

*

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La révision et l’harmonisation de Hélène Collomb de 2000 pour DENOEL & GALLIMARD FR

SOUVENIRS GARANTIS, PRIX RAISONNABLES
de Philip K. Dick

IL se réveilla et eut envie de Mars. Les vallées, songea-t-il ; quel effet cela lui ferait-il d’en fouler le sol ? Ce devait être merveilleux. Et ce qui l’était plus encore c’était que le rêve se développait au fur et à mesure qu’il reprenait conscience. Le rêve et le désir ardent. Il pouvait presque sentir la présence enveloppante de l’autre monde que seuls les représentants du gouvernement et les personnages officiels avaient pu voir. Un petit fonctionnaire comme lui ? Il y avait peu de chance.

« Tu te lèves, oui ou non ? demanda Kirsten, sa femme, d’une voix ensommeillée où pointait sa virulente et coutumière mauvaise humeur. Quand tu seras debout, appuie sur le bouton café chaud de cette fichue cuisinière.
— Okay », répondit Douglas Quail, et, pieds nus, il se rendit de la chambre à coucher deleur conapt à la cuisine. Là, après s’être exécuté en appuyant sur le bouton café chaud, il s’assit à la table de cuisine et en sortit une petite boîte jaune d’excellent tabac à priser Dean Swift. Il renifla énergiquement et le mélange Beau Nash lui picota le nez et lui embrasa le palais. Il renifla quand même, ça le réveillait et cela permettait à ses rêves, à ses désirs nocturnes, à ses souhaits fortuits de se cristalliser en un semblant de cohérence.
« J’irai, se dit-il. Je verrai Mars avant de mourir. »

C’était impossible, bien sûr, et il le savait pertinemment alors même qu’il rêvait. Pourtant, la lumière du jour, le bruit si banal de sa femme qui à présent se brossait les cheveux devant le miroir de a chambre à coucher… tout conspirait à lui rappeler ce qu’il était. « Un minable petit congés payés », se dit-il amèrement. Kirsten le lui rappelait au moins une fois par jour et il ne lui en voulait pas ; c’était le rôle d’une femme que de remettre les pieds sur terre à son mari. « Les pieds sur terre », pensa-t-il et il se mit à rire. L’expression, en l’occurrence, était parfaitement appropriée.

« Qu’est-ce qui te fait ricaner ? demanda sa femme en pénétrant dans la cuisine, son long peignoir rose baiser balayant le sol derrière elle. Un rêve, je parie ; tu en as toujours la tête farcie.
— Oui », admit-il, et il porta son regard par la fenêtre de la cuisine sur les hovercars, les couloirs de circulation, et toutes ces petites personnes pleines d’entrain qui se pressaient vers leur travail. Bientôt il serait parmi eux, comme toujours.
« Je parie qu’il s’agit d’une femme, lança Kirsten avec mépris.
— Non, répliqua-t-il, d’un dieu. Le dieu de la guerre. Il a des cratères magnifiques dans le fond desquels poussent toutes sortes de végétaux.

— Écoute-moi. » Kirsten s’accroupit à côté de lui et lui parla sérieusement, sa voix perdant momentanément son ton revêche. « Le fond de l’océan – notre océan – est beaucoup plus, infiniment plus beau. Tu le sais bien, tout le monde sait cela. Tu n’as qu’à louer des équipements de branchies artificielles pour nous deux, prendre une semaine de congé et nous pourrons aller vivre là en bas dans une de ces stations subaquatiques ouvertes toute l’année. Et en plus…» Elle s’interrompit. « Tu ne m’écoutes pas. Tu devrais pourtant ! Je te parle de quelque chose qui vaut mille fois mieux que cette idée fixe, cette obsession que tu as pour Mars, et tu n’écoutes même pas ! » Sa voix se fit perçante. « Bonté divine ! tu files un mauvais coton, Doug ! Que va-t-il t’arriver ?
— Je vais aller travailler, répondit-il en se levant, voilà ce qui va m’arriver. »

Elle le dévisagea. « Tu empires ; chaque jour tu es un peu plus détraqué. Où cela va-t-il donc mener ?
— Sur Mars », déclara-t-il, puis il ouvrit la porte du placard afin d’y prendre une chemise pour aller travailler.

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