Les éléphants de MarsUne nouvelle de Science-fiction de David Sicé.
1À son zénith, le ciel de Mars était d’un bleu-vert intense, presque métallique. Manu baissa les yeux. À l’horizon s’élevaient çà et là les larges piliers d’orages verticaux – des volutes de nuages gris sombres vomis par les cratères vomissant l’eau et l’oxygène, lesquels, depuis le début du siècle, avaient peu à peu rendu l’air des basses terres respirable.
Manu fut soudain distrait par un tapotement vigoureux à ses pieds : assis à la botte du jeune homme, un lièvre de Mars, de belle taille, le considérait, impérieux, ses longues oreilles dressées, ses moustaches frémissantes…
« Il veut que vous lui donniez une barre… » fit Eva, la fille du fermier, une gamine en jeans – à sept ans déjà grande et mince, aux longs cheveux blonds filasses retenus par un fichu blanc assorti à son tee-shirt cousu d’étoiles roses.
« Une chance que vous leur avez pas donné la parole à ceux-là… » commenta avec un sourire Manu, qui sortit une barre d’une de ses poches, juste pour voir si la gamine disait vrai. Le regard du lièvre se braqua immédiatement sur la barre, non sans un petit coup d’œil raide en direction de la poche restée ouverte. Manu déchira le bout de l’emballage, et le museau de l’animal se mit à remuer, tandis que l’infime odeur des protéines végétales se répandait dans l’air ténu et frais.
La petite langue rose du rongeur se mit à claquer plusieurs fois. Manu sentait aux ondes qui couraient le long du pelage poussiéreux, que la petite bête était prête à sauter arracher la barre des doigts du jeune libériste dans le cas où ce dernier changerait d’avis pour se boulotter l’apport journalier quotidien sous son petit nez. En souriant, Manu plaça la barre à la hauteur de l’animal. Le lièvre, oubliant la prudence la plus élémentaire, se dressa sur ses pattes arrières, attrapa de ses pattes avant la main de Manu, mordit dans la barre – l’arracha de son emballage et commença son repas, s’étendant sur le dos aux pieds du jeune homme.
« Est-ce qu’il voudra une boisson avec ? » demanda Manu, narquois.
Eva répondit d’une voix traînante : « Vous devriez l’attraper par le cou maintenant. On peut en faire un bon civet. »
Comme s’il avait compris le tour que prenait la conversation, le lièvre se retourna et partit comme une flèche. Manu sentit alors comme une ombre passer sur lui – et l’instant d’après, un jeune aigle magnifique, à l’envergure extraordinaire, attrapa le lièvre et l’emporta.
« Bon vent le civet … » dit simplement Eva.
La gamine tourna des talons et retourna embêter les oies qui s’étaient toutes mises à jacasser d’indignation. Regardant à nouveau le point où l’aigle avait arraché du sol sa proie, Manu réalisa que le lièvre n’avait même pas lâché la barre nutritive, déterminé qu’il était à achever son dernier repas sur cette planète.
Curieusement, Manu repensa alors au temps où, enfermé dans l’une de ces tours interminables de l’ancienne Terre, il s’acharnait à atteindre les objectifs incompréhensibles que lui imposait Jéhéna, l’assistante virtuelle de son smartphone. Que ce soit à un poste de travail ou en salle de sport, ou au lit avec la supérieure hiérarchique que Jéhéna lui avait désignée ce jour-là, l’intelligence artificielle était intraitable.
Manu n’y avait d’abord pas cru quand son chef de service lui avait annoncé que sa demande de transfert sur Mars en tant que Libériste avait été acceptée… La lubie d’un sponsor ? le coup de pouce d’une supérieure hiérarchique incroyablement satisfaite et romantique ? La question ne l’intéressait déjà plus – le temps de s’assurer que tout son matériel était bien embarqué, Manu prenait le premier Astro pour la planète « rouge », et demandait son changement de planétalité dans la minute de son débarquement… Le scanneur ayant validé sa demande une seconde plus tard, Manu avait soudain senti ses genoux devenir tout mous. Une émotion inconnue – la liberté – l’avait complètement bouleversé.
Peu après, une info-bulle vint flotter autour de lui pour proposer son aide. Manu alla récupérer son bagage… Son rêve de gamin venait de se réaliser ; il se sentait léger comme plume – pas seulement à cause de la gravité inférieure sur Mars, mais parce qu’il était heureux au-delà de ce qu’il aurait jamais pu imaginer. Ce n’est rien d’en rêver : il faut le vivre pour comprendre ce que cela veut vraiment dire.
Le temps de récupérer une perso-bulle, et de s’assurer auprès d’un technicien du club de libéristes de Mars que tout son matériel était en bon état – Manu prit un vrai déjeuner avec d’autres passionnés, gribouilla des notes en dur sur une carte de Mars pour le cas où sa perso-bulle le black-buggerait, puis il embarqua à bord du premier glisseur pour la Plaine de la Lune, qui parait-il, en cette saison, était le meilleur endroit pour commencer à voler.
Calé dans son fauteuil à l’étage panoramique du glisseur, Manu se sentait comme un peu ivre. Puis il réalisa à quel point il ignorait tout de Mars, et à quel point ces paysages et la manière dont ils pouvaient s’animer, étaient différents de ce qu’il avait pu voir dans les films ou les documentaires. Comme il observait un étrange nuage de poussière qui serpentait à travers les champs, poursuivi par un drone-fermier qui lançait des éclairs, il se sentit d’un coup partir…
« Oh, hé, m’sieur, réveil ! z’êtes arrivés… »
Manu rouvrit les yeux : c’était le chimpanzé de sa voisine, habillé en groom, qui lui donnait des petites bourrades, tandis que la perso-bulle de Manu flottait tranquillement, collée à la vitre panoramique.
« Merci… » répondit faiblement Manu en se levant, puis en frottant machinalement l’épaule. La voisine – une pure Terrienne que Manu aurait cru en plastique tellement sa beauté lui paraissait artificielle, rappela son chimpanzé : « Cornélius ! Laisse ce sub tranquille de suite ou je te fais adopter ! »
Alors le groom chimpanzé sourit à Manu de toutes ses dents, et siffla sans avoir l’air de bouger les lèvres : « Z’inguiétez ba : elle euh benze ba ce g’elle dit… onn hondinuazion ! » Et l’animal sauta des genoux de Manu pour cavaler après sa maîtresse.
« C’est ça… répliqua Manu avec bien dix secondes de retard : et bonjour chez toi ! »
…
Je veux être le premier homme sur Mars.Manu récupéra son sac à dos plus grand que lui dans la soute à bagages. Il faisait plutôt chaud, et Manu se disait qu’il ne comprenait rien aux saisons de Mars. Puis il se sentit à nouveau euphorique : il n’était plus un numéro… Mais il ferait bien de faire diagnostiquer sa perso-bulle martienne, qui avait failli le laisser dormir jusqu’à Utopia Planitia ! Comme il se retournait, il se retrouva face à son reflet… Un sub, lui ?!? Il avait l’air au moins aussi en plastique qu’elle – à l’exception des cheveux : au lieu d’être parfaitement lisses et crantés, ils étaient dans tous les sens, et avaient pris des reflets roux.
« Vous êtes Manu, n’est-ce pas ? »
Ash, le fermier que le club avait contacté pour lui. La perso-bulle faisait les présentations que personne ne lui avait rien demandé. Ash lui expliqua le truc : la perso-bulle ne fonctionnerait jamais correctement si Manu ne lui donnait pas un nom. Sinon ce n’était que des routines en vrac, au lieu de réponses adaptées un minimum intelligentes.
Ash était un grand gars maigre avec des cheveux gris métallisés coiffés en brosse. Non, le gris métallisé n’était pas l’effet d’un produit cosmétique à la mode, juste la vie au grand air sur cette planète qui n’arrêtait plus de déverser sa soupe primordiale sur leur tête. Et ce n’était pas l’aspect le plus bizarre que Mars pouvait donner à votre personne… Mais Ash se hâta de rassurer Manu : tout ce qu’on racontait sur les mutations et la soi-disant contamination de la nourriture martienne n’étaient que de purs mensonges protectionnistes terriens.
Et comme Ash le conduisait à bord de sa jeep jusqu’à son immense ferme, faisant la liste de tous ce que les terriens racontaient sur les martiens, Manu se retenait pour ne pas éclater de rire : il avait l’impression à cet instant de revivre le premier épisode d’une sitcom de son adolescence qui racontait les mésaventures d’un jeune étudiant terrien parti faire ses études sur Mars - et qui, dès son premier rendez-vous romantique, accouchait de jumeaux avec des chapeaux de champignons en guise de cheveux.
Ash s’étonna ensuite que Manu ne lui pose aucune question à propos de canaux et de martiens télépathes. Manu fit alors mine de s’émerveiller : le fermier avait lu Bradbury ? En fait, sur Terre, plus personne ne lisait, à moins d’être un historien ou quelque chose dans ce goût.
Mais la plaisanterie de Manu au dépend du fermier fit long feu : Ash avait bien lu pour de vrai les nouvelles et les romans de Ray Bradbury écrits en toutes lettres – et il était même capable d’en citer les premiers mots…
Ils avaient une maison de piliers de cristal sur la planète Mars au bord d’une mer asséchée, et chaque matin vous pouviez voir Madame K manger les fruits d’or qui poussaient sur les murs de cristal…Une idée de môme, précisait Ash en souriant, nostalgique : il avait voulu imiter les héros de Fahrenheit, et devenir capable de réciter tous les écrits de Bradbury en guise d’hommage. Un projet stoppé net quand Ash avait découvert que chaque traduction racontait une histoire différente, et que pour restituer la totalité des images que cet écrivain avait pu inspirer, il lui aurait fallu comprendre toutes les langues, et réciter toutes les éditions – et devenir pour le coup une de ces Artificielle qu’il haïssait !
Puis Ash ajouta une autre citation – selon lui, c’était aussi de Ray Bradbury, mais pas dans une nouvelle ou un roman – dans un entretien avec un journaliste de l’époque, un vrai – pas les élucubrations d’une artificielle à un interclou de ses deux…
Mars est un rêve romantique. Je suis sûr que les hommes vont mettre le pied sur la planète rouge. Pour moi, ce n'est qu'un premier pas. Après, le chemin des étoiles s'ouvrira à eux. Le seul danger est le déracinement.
…Et Manu songeait qu’il était bien vrai que les martiens avaient un langage plus fleuri que les terriens. Pas de police des mots sous ce ciel bleu. Comme il se sentait à nouveau un peu ivre, Manu se rappela à l’ordre : moins d’excitation, et il éviterait de s’évanouir bêtement à chaque nouvelle expérience. Arrivé à la ferme, Ash lui présenta Adam, son aîné, concentré sur les travaux de la ferme, et Eva, sa cadette, puis son épouse Lily. Manu rougit quand il entendit Lily souffler à son mari : « Il est si beau, avec ses cheveux rouges, on dirait qu’il est déjà martien et en même temps il est si stylé, il ressemble à un poster de propagande terrienne… »
Ash et Lily lui proposèrent de dormir dans un vrai lit, à la ferme, mais Manu refusa poliment : il voulait tester son perso-dôme – passer sa première nuit sur Mars sous le ciel martien… « Vous faites pas manger par les lapins, va… » lui souhaita Lily en le serrant un peu trop longuement contre sa belle poitrine... Et une fois réfugié sous son perso-dôme – dont le Ping, au moins, semblait parfaitement fonctionner, Manu se félicita : ce n’était pas ce soir qu’il tomberait enceint de jumeaux à tête de champignons...
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La suite dans l'Etoile étrange numéro 2.Tous droits réservés texte et illustration David Sicé, le 9 août 2016.
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