Greenheart le Ven 16 Fév 2007, 15:23.
Une fan-fiction des évadés du temps par Doug Greenheart.
D'après les personnages créés par Philippe Ebly.
LES EVADES DU TEMPS : LE JOUR DU MASQUE
CHAPITRE UN : CAROLINE A VENISE
Quatre garçons étaient attablés à la terrasse d’un café chic sur une vaste place entouré de palais rococo. Le temps était ensoleillé, quoi qu’un peu rafraîchi par un vent intermittent.
« Hé bien voilà ! » s’exclama Thierry, le plus bruyant des quatre : « On l’a fait ! On est à Venise, les gars, une ville tout ce qu’il y a de plus ordinaire, un truc touristique à mort, rien que pour vous offrir le café je fais péter mon plus gros billet. C’est-y pas formidable ? »
Les trois autres échangèrent un regard déconcerté. Sorti de la bouche de n’importe quel autre adolescents, on aurait compris une plaisanterie, ou un sarcasme, mais venant de Thierry ça sortait tout droit du cœur, directement sans passer par le cerveau, comme l’avait déjà dit une fois Kouroun.
Kouroun c’était le plus grand et le plus athlétique des quatre : brun et bronzé, il était à la fois solide et débrouillard. Son seul défaut, selon Thierry, était qu’il aimait un peu trop commander les autres, et aussi qu’il était un peu trop musclé, et… mais arrêtons de répéter ce que disait Thierry de Kouroun, car, vous l’aurez peut-être deviné, Thierry n’était pas toujours de bonne foi, et surtout il adorait s’amuser aux dépends de ses camarades.
N’allez cependant pas croire qu’il était odieux. Noïm avait coutume de dire à Didier que Thierry avait ses raisons.
Noïm, c’était le frère jumeau de Didier. En fait, ce n’était pas vraiment son frère jumeau. Mais quelqu’un de très étrange, si étrange qu’il en était même étranger à ce monde en fait.
C’était aussi le cas de Kouroun, mais Kouroun n’était pas aussi étrange. Kouroun venait du pays légendaire de Ganéom, un pays caché où l’on ne pouvait arriver et d’où l’on ne pouvait repartir que par des portes secrètes, et farouchement défendues par de monstrueux gardiens.
Thierry avait involontairement entraîné son ami Didier à travers l’une de ces portes, et ils n’avaient pu revenir dans leur monde qu’avec l’aide de Kouroun. Mais pour leur avoir fourni cette aide, Kouroun avait été banni de Ganéom par les maîtres surnaturels de ce pays légendaire.
Quant à Noïm, c’était une créature des mondes inférieurs, qui était parvenu à s’échapper dans notre monde au moyen d’un cercle de pierres de lune, et d’un sortilège, qui lui avait permis de prendre une partie de la substance des trois autres et de gagner un corps presque humain.
Mais il demeurait une créature d’air, plus faible qu’un être humain ordinaire, mais en contrepartie doter de pouvoirs surnaturels. Noïm pouvait faire très peur aux gens à cause de sa nature et de ses pouvoirs, aussi les trois autres gardaient-ils son secret.
Mais revenons plutôt à Thierry, qui, un bob vissé sur le crâne et des lunettes de soleil rabattues sur ses yeux, étirait nonchalamment ses bras et ses jambes :
« Aaah, et en plus, Venise, c’est la ville des amoureux. Oh, regardez les gars, des pigeons ! »
« Tu penses à Caroline, là, j’espère ? », répondit Didier.
Thierry se redressa :
« A Caroline, mais aussi à toutes ces superbes italiennes, et aussi toutes ces superbes étrangères, là et à côté… Aaah, j’en ai mal aux yeux ! »
Tout en parlant, il se tournait et souriait aux jolies japonaises assises à la table à côté, qui le saluèrent poliment. Thierry se retourna :
« Et puis il y a aussi Carrie, je vous ai dit qu’elle m’a passé son numéro de téléphone ? »
« Oui, dix fois, » répondit Kouroun, un peu sèchement.
« C’était pas plutôt Chiara ? » demanda Didier.
« Tu devrais essayer de lui téléphoner, » conseilla énigmatiquement Noïm.
« Carrie, Chiara, on s’en tape, répondit Thierry : l’important c’est que je lui ai plu et ça vous ne pouvez pas dire le contraire. Et si on parlait plutôt des conquêtes féminines que vous, vous avez faites, hein ? Ah, ah, vous êtes bien ennuyé, les gars, non ? »
Noïm se tourna vers Didier : « J’ai le droit de lui dire pour les jumelles de Turin ? »
Didier répondit sans se troubler : « C’est toi qui disait que tu ne voulais pas lui faire de la peine. »
Thierry avait notablement pâli : « Quoi, ne me dites pas que lorsque je vous ai dit de rester à l’hôtel alors que Kouroun, Caro et moi on sortait en boite vous avez… »
Noïm répondit avec un léger sourire : « On t’avait bien dit que l’hôtel organisait une soirée dansante dans le pub du rez-de-chaussée. »
Thierry s’empourpra vivement : « Et moi qui t’ai cru quand tu disais que c’était plutôt du genre thé dansant ! Sale traître ! »
Sur ces entrefaites, Caroline revenait s’asseoir à sa place. Caroline, c’était une jeune fille sportive dont les garçons avaient fait la connaissance lors d’une randonnée dans la forêt de Fontainebleau.
Souriante et au tempérament bien trempé, elle souhaitait faire plus tard des études de journalisme – et avait tapé dans l’œil de Thierry.
La réciproque étant encore plus vrai, les deux jeunes gens avaient commencé à se fréquenter régulièrement, et la jeune fille leur avait proposé un voyage à Venise, un peu avant le début du carnaval.
« Mais t’es folle, ma Caro, avait répondu Thierry. Le prix que ça va nous coûter rien que pour trouver un endroit où dormir là-bas ! »
« C’est ça le bon plan justement : ça ne coûtera rien du tout. La sœur de mon père est italienne et elle est propriétaire d’un petit appart sous les combles. Tes amis pourront dormir dans le salon, et nous on aura la chambre. »
A ces mots, Thierry s’était écrié : « N’est-elle pas formidable ! », et avait fougueusement embrassé Caroline.
« Bon, ben, on va peut-être vous laisser, hein ? » avait remarqué Didier devant un tel enthousiasme.
« Je ne veux pas jouer les rabats joies, mais, on n’est pas dans une bibliothèque publique, là ? » avait remarqué Kouroun.
Une petite vieille venait justement de se lever en grommelant quelque chose sur « ces jeunes qui ne respecte plus rien ». Caroline et Thierry éclatèrent de rire et les choses en étaient restées là.
Depuis Thierry n’arrêtait plus de parler de Caroline, tout en abordant pratiquement toutes les filles un peu mignonnes qu’il croisait en son absence, et en dénigrant les talents de séducteurs de ses camarades :
« Tu vois, avait dit Thierry à Didier et Noïm : quand tu regardes Kouroun, comme ça avec ses muscles, et son côté un peu « dark », on pourrait croire que c’est vers lui que toutes les filles devraient courir. Hé ben non, c’est à moi qu’elles parlent. Elles sont toutes folles de mon corps ! »
Plus tard, Noïm avait confié à Kouroun et Didier : « Ben vous voyez j’ai vraiment pas envie d’être là quand ça va péter entre Caro et Thierry. »
Kouroun avait répondu : « Je pense que c’est Thierry qui souffrira le plus. »
« C’est vrai, avait alors renchéri Didier. Thierry est plus sensible qu’il n’y parait. C’est sa première véritable histoire d’amour, enfin, si on excepte les filles sur lesquelles il avait flashé à l’école primaire. »
Kouroun avait toussoté : « En fait, je disais seulement ça parce Caro m’a dit qu’elle avait fait un peu de boxe Thai. »
Didier avait dégluti avec difficulté. Puis après un temps de réflexion avait répondu : « Vous croyez pas qu’on devrait essayer de le prévenir ? »
Noïm et Kouroun s’étaient regardés, puis avaient secoués la tête d’un mouvement parfaitement synchro.
« Ce serait tout à fait inutile ! » avait dit Noïm. « Et après, ils t’en voudraient tous les deux beaucoup, » avait ajouté Kouroun. Et Didier se l’était tenu pour dit.
En attendant, Thierry et Caroline se la jouaient Roméo et Juliette avant le drame, se donnant la becquée l’un à l’autre au restaurant, se tenant la main tout le long des balades dans les ruelles de la ville et pendant la visite de la Basilique, des Palais et du Pont des Soupirs.
Si Didier et Noïm paraissaient tranquilles et intéressés par tout ce qui les entouraient comme à leur habitude, Kouroun paraissait tour à tour profondément ennuyé ou passablement agacé.
Il se dérida après sa rencontre inopinée avec une jolie Islandaise qui répondait au doux nom d’Ingrid : la jeune fille avait manqué de se rompre le cou en glissant sur les marches étroites et usée d’un escalier assez raide, et, fidèle à sa légende, Kouroun l’avait rattrapé au vol, avec fermeté et douceur.
En revanche, cette rencontre accidentelle entre « Tarzan » et « Jane » comme les avaient aussitôt surnommés Thierry, n’avait apparemment pas été du tout du goût des amies de la jolie islandaise. Et Kouroun s’était séparé de sa nouvelle amie assez rapidement, non sans que celle-ci lui ait laissé son numéro de téléphone portable et son adresse internet.
Thierry commenta, sans aucune méchanceté :
« Vu que tu lui as dit que tu n’avais ni téléphone portable, ni boite aux lettres Internet, elle a dû croire que tu ne tenais pas à la revoir… »
Kouroun répondit sans se troubler : « Je lui ai laissé l’adresse de Paris. »
« C’est ça, comme ça elle pourra toujours t’envoyer une carte postale ! » avait répondu Thierry, et il avait éclaté de rire.
Les choses commencèrent à se gâter lorsque, sous prétexte de trouver un bon restaurant pas trop cher pour le soir, Thierry se mit à aborder toutes les (très) jolies italiennes – avec un franc succès :
« Les amis, je vous présente Sophia. Figurez-vous que le père de Sophia travaille dans la mode, et elle nous invite à une super soirée : il y aura de quoi boire et de quoi manger, et de la musique, et même des stars ! »
« Oui, cela va être superbe ! Venez, je vous en prie ! » disait Sophia avec un accent prononcé.
La jeune fille ne portait que des vêtements, chaussures et accessoires de marque et sentait le parfum couteux. Elle était très maquillée, mais très souriante et très chaleureuse.
Caroline ne répondit rien. Kouroun, Didier et Noïm étaient gênés.
« C’est très gentil, dit Kouroun : mais pour ce genre de soirée il faut sûrement être habillé autrement que nous le sommes, et nous n’avons pas emmené beaucoup de bagages. »
« Ce n’est pas grave, répondit Sophia : nous pouvons passer à la boutique de mon père. »
« A cette heure ? s’étonna Noïm.
« Qu’il est adorable ton ami ! s’exclama Sophia avec un rire léger et en caressant rapidement la joue du garçon, qui tressaillit légèrement : J’ai les clés. Nous n’avons qu’à y passer maintenant. Vous pourrez même prendre une douche là-bas avant de vous changer. Il y a tout ce qu’il faut. »
C’est alors que Caroline décroisa ses bras et fit un grand sourire :
« Hé bien, moi je propose qu’on dîne chez moi. Je fais très bien les pâtes. Et puis on est tous un peu fatigué par le voyage, non ? »
Sophia éclata de rire : « Des pâtes, comme c’est mignon ! ».
Et elle se tourna vers Thierry en le prenant par le bras : « Tu verras, après la fête, je te ferais moi aussi des pâtes dans mon appartement. Personne ne sait mieux faire les pâtes qu’une italienne, avec une bonne sauce fait maison et servies avec amour… »
Thierry rougit vivement : « Qu’est-ce que t’en pense, Caro ? Ça ne se refuse pas une invitation pareille, non ? »
Caroline répondit, avec un sourire dégagé : « Hé bien, si ça ne se refuse pas, vas-y. »
Puis le sourire disparut complètement : « Mais sans moi ! »
Et la jeune fille fit volte face et s’enfuit en courant.
« Oh, oh ! », fit doucement Sophia.
« Mais qu’est-ce qui lui prend ? » demanda Thierry, les sourcils froncés. « Et où elle va ? C’est elle qui a les clés de l’appart et nos affaires sont à l’intérieur. »
« J’y vais, fit Kouroun en s’élançant après Caroline.
« Il se fait tard, déclara gracieusement Sophia : et si on y allait, Thierry ? »
« Mais… euh, c'est-à-dire que… »
« Ne t’inquiète pas pour elle, c’est une femme : elle va changer d’avis et elle reviendra nous trouver plus tard à la fête, avec ton ami pour la consoler. »
« Hey, réagit Thierry : Ce n’est pas à Kouroun de la consoler d’abord ! »
Le front de la jeune italienne se rida légèrement : « Mais à qui d’autre alors ? A toi peut-être ? »
« Ben oui, répondit Thierry. C’est ma copine, non ? »
L’italienne le gifla à la volée avec un clac retentissant. Thierry porta la main à sa joue brûlante en criant : « Hé, oh, ça va pas non ? »
La demoiselle tourna des talons en parlant rapidement en italien à ses amies, et elle s’éloigna rapidement en direction du canal. Une vedette taxi les attendait.
« Non mais, vous avez vu ? » s’exclama Thierry en se retournant vers Didier et Noïm. « Une fille si gentille. Elle doit être complètement psychopathe. Vraiment, on peut jamais savoir à qui se fier, c’est vrai quoi ? S’il faut maintenant que je demande à Gollum de lire les pensées de chacune des filles avec qui je veux discuter un peu, où va le monde ? »
Gollum était le surnom peu flatteur que Thierry avait trouvé à Noïm après avoir vu un film à la télévision.
« Allez, sois chic, Noïm, fit encore Thierry, frottant toujours sa joue devenue toute rouge : dis-moi où elle est allée maintenant, et pourquoi elle m’en veut ? »
« Sophia ? » demanda Noïm.
« Bien sûr que non, bougre d’andouille, répondit Thierry : Caro, évidemment. Dis, t’es pas censé lire dans mes pensées, ou alors tu as encore une petite faiblesse ? »
« Tu lui as interdit, souviens-toi, » rappela Didier.
Thierry rétorqua à son ami : « Oui, sauf que je sais qu’il ne peut pas s’en empêcher, cet espèce de pervers ! »
Didier répondit durement : « Maintenant ça suffit, Thierry : tu as fait l’idiot, et tu en paies le prix. Alors ne t’en prends pas aux autres pour les bêtises que tu fais, et le mal que tu leur fais. »
Thierry se détourna et baissa la tête. Tout bas il répondit :
« ça va, je sais que j’ai tout gâché. Je suis pas demeuré à ce point-là. C’est juste que, vous êtes mes amis, non ? Vous devriez me soutenir dans ces moments-là. Me dire ce que je pourrais faire pour tout arranger. »
« Commence par t’excuser auprès de Caroline, quand elle reviendra, » répondit Noïm du tac au tac.
« Toi, le pas humain, ne me dis pas ce que j’ai à faire ! » répliqua Thierry, cette fois rouge de colère.
Puis il croisa le regard de Didier et dit, plus doucement : « Alors elle va revenir ? C’est une bonne nouvelle – je veux dire, pour nos sacs ? »
Soudain, Noïm saisit le bras de Didier : « Ils ont des ennuis. Kouroun et Caroline. Il faut… Ils se battent... Non ! Kouroun ! »
Et à cet instant, Noïm rejeta violemment la tête en arrière, comme s’il venait de se prendre un coup en plein visage – et il s’écroula, retenu par Didier.
***
CHAPITRE TROIS
UNE IMPRESSION FOSSE
Noïm avait mené Didier et Thierry sans hésiter à travers le labyrinthe des ruelles.
La nuit était tombée, et l’éclairage public était parcimonieux : certaines placettes, escaliers ou portes baignaient dans la lumière artificielle – d’autres courettes, porches, ou passages étaient simplement noyés dans les ténèbres les plus profondes.
Sans se troubler, Didier avait allumé une torche électrique, et la braquait sur les ombres les plus inquiétantes.
« C’est arrivé ici, » dit simplement Noïm en s’arrêtant au milieu d’une ruelle pavée – qui ressemblait à n’importe quelle autre « calle » de la ville : étroite, surplombée par des vieilles maisons de quatre à six étages, aux rares fenêtres closes. Mais il fallait deviner les derniers étages, car la lumière des lampadaires n’éclairait pas plus haut que le deuxième.
On entendait des rires et de la musique venant des rues voisines, mais dans ce recoin-là, rien ne bougeait.
Thierry inspecta la ruelle de long en large puis revint vers Noïm :
« Et alors, où sont ils allés après ? Où est la porte secrète vers l’autre monde où ils les ont emmenés ? »
« Je n’en sais rien, » avoua Noïm. A partir du moment où Kouroun et Caroline ont été inconscients, je n’ai plus perçu aucune information. »
Le visage de Thierry s’empourpra : « Tu dois pouvoir faire quelque chose ! Je ne sais pas quoi, mais fais-le ! Tu viens d’un autre monde, alors tu dois pouvoir sentir ces trucs-là : renifle, suis leur piste ! »
Didier posa une main sur l’épaule de Thierry, qui recula de lui-même, puis s’assit sur une marche devant une vieille porte cochère poussiéreuse.
« Excuses, souffla le garçon, je sais bien qu’il fait ce qu’il peut. Mais c’est que je m’en veux tellement. J’aurais jamais dû accepter l’invitation de Caro. J’aurais dû me douter qu’on l’entraînerait dans une histoire pas possible. Tout ça c’est ma faute ! »
« Qu’est-ce que tu racontes, répondit doucement Didier en s’asseyant à côté de lui : Caroline n’était pas avec nous quand elle a rencontré ces gens. C’était un accident. Et c’est justement parce que nous sommes avec elle que nous allons trouver un moyen de la sortir de là. Et Kouroun la protègera de son côté, tu peux en être certain. »
Noïm les rejoignit : « Thierry a raison. S’il y a un endroit près d’ici où la frontière entre les mondes est plus fragile, je devrais pouvoir le sentir. »
Didier se releva, imité aussitôt par Thierry : « Tu veux dire, un endroit comme le ravin où on t’a trouvé ? »
« Oui, » répondit simplement Noïm.
« Alors faisons le tour du quartier, répondit Thierry avec énergie. On fera le tour de la ville entière si nécessaire ! »
La gondole avait accosté au bas d’un petit palais à colonnades. Gaspard le corbeau s’envola pour se poser sur la tête d’un des deux lions de pierre rongés par le temps qui gardaient l’entrée du bâtiment.
Il y avait d’étranges remous dans les eaux de plomb du canal. Basiléo tendit sa main gantée à Caroline pour l’aider à monter sur le quai, mais celle-ci supplia Kouroun du regard, et ce fut lui qui lui porta secours. Basiléo eut un sourire en coin et les salua de son tricorne.
Ils franchirent la porte d’entrée. Le heurtoir représentait un dieu barbu grimaçant. Le hall était sombre, et il y faisait froid.
Il y avait des boiseries et des grands tableaux, et un lustre dont les cristaux tintaient dans le courant d’air. L’air embaumait la cire, avec un arrière goût de cendre. Gaspard le corbeau s’envola à tire d’ailes jusqu’en haut de la rampe du grand escalier.
« Gaspard va vous guider jusqu’à vos appartements, » disait Basiléo alors qu’ils gravissaient les marches.
« Vous pourrez vous y rafraîchir. Maverick va bientôt revenir avec des provisions pour vous. Surtout ne manger aucune nourriture d’ici, ni ne buvez aucun vin ou jus de fruits, ou un quelconque alcool. L’eau pure n’est pas un problème, mais ces aliments seront comme du poison pour vous.»
« J’insiste, mis à part l’eau, ne mangez ni ne buvez rien que nous ne vous ayons ramené de votre monde. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, si quoi que ce soit d’inquiétant arriver, Gaspard se chargera de nous alerter. »
« Vous allez nous faire surveiller par ce charognard ! » s’écria Caroline. « Non, je ne le supporterai pas ! »
Ils étaient arrivés devant une porte peinte en vert sombre.
« Merci, répondit Kouroun, en prenant le bras de la jeune fille, de veiller sur notre sécurité. »
Basiléo ouvrit la porte verte et s’effaça pour laisser passer ses « invités ».
Le corbeau s’engouffra à l’intérieur de la pièce, passant juste sous le nez de Caroline, soulevant ses cheveux. De réflexe, Caroline leva les mains pour protéger ses yeux, puis, avec une dernière insulte pour le volatile griffu, elle entra à son tour.
« Kouroun, dit Basiléo sur le pas de la porte : vous trouverez un livre sur la table basse. Il répondra peut-être à certaines des questions que vous vous posez, sur nous autres, et sur cet endroit. »
Sa voix se fit très basse : « Veillez sur votre amie. Qu’elle ne tente rien qui vous mette en péril. »
« Je le ferai, » répondit Kouroun.
Et l’autre referma la porte.
« Tu feras quoi ? », répliqua Caroline dans la seconde, avançant droit sur lui comme une furie : « De quoi parliez-vous à voix basses ? Est-ce que tu es déjà passé de leur côté ? Est-ce que les coups de bottes que cette… »
Le corbeau poussa une série de croassements brefs, qui ressemblaient à s’y méprendre à un rire extrêmement déplaisant.
Caroline attrapa le premier objet venu – un pot de fleurs séchées sur une tablette – et l’envoya en direction du volatile. Le pot rata largement sa cible.
« Je n’ai pas entendu de verrou tourner, » répondit simplement Kouroun. « Nous pouvons quitter cette maison quand nous voulons. Maintenant es-tu certaine de vouloir partir à l’aventure dans un monde dont nous ignorons tout ? »
Caroline fixa le jeune homme comme s’il était devenu subitement fou :
« Un monde dont nous ignorons tout ? ».
Elle éclata d’un rire strident : « Tu as fumé ou quoi ? Nous sommes à Venise. Cette bande de malades nous a enlevé, tabassés, et m’ont piqué mon sac, et tu comptes rester chez eux à leur disposition ? Moi pas. »
Caroline posa la main sur la poignée de la porte et eut une hésitation. Puis elle se retourna vers Kouroun et dit : « Je te laisse l’oiseau chanteur. Et amuse-toi bien avec la fille qui aime tant s’essuyer les bottes sur toi. Je suis certaine que l’expérience te profitera, tiens ! »
Et elle s’en alla dans le couloir. Le corbeau alla se poser sur l’épaule de Kouroun : « Rattrape-là vite et ligote-la au lit. Il est très confortable. »
« Caroline ! » cria Kouroun en s’élança. Le corbeau s’envola au devant et barra la route de la jeune fille au moment où elle arrivait en haut des escaliers.
« Vas-t-en ! », cria Caroline.
Kouroun l’attrapa, et comme elle débattait, il la plaqua au sol sur l’épais tapis.
« Caroline, tu vas m’écouter, gronda-t-il en immobilisant complètement la jeune fille d’une prise parfaite : Nous ne sommes plus à Venise, j’en suis sûr et certain, et toi aussi tu as dû t’en rendre compte. Ces gens ne sont pas humains, ce ciel au-dessus de nous n’était pas un ciel, et tout à l’heure il y avait des choses dans l’eau qu’on ne trouve pas dans l’eau chez nous. Tu le sais. »
Caroline eut un sanglot : « Oui, je le sais ! cria-t-elle. Mais je m’en fiche ! Si tu as peur, tu n’as qu’à rester ici. Moi je tente ma chance. »
« Non, répondit Kouroun avec une voix très basse : je n’ai pas peur, et tu ne tenteras pas ta chance. Pas avant qu’on en ait appris plus. Sur ces gens, et sur ce monde. Compris ? »
Caroline soupira, puis hocha la tête. Kouroun la relâcha, et l’aida à se relever. Ils retournèrent ensemble jusqu’à l’appartement, suivi de près par le corbeau.
En contrebas, adossé à une colonne, dans l’ombre de l’escalier, Basiléo soupira. Puis il retira sa perruque poudrée. Ses cheveux étaient d’un noir profond, courts et bouclés.
« Trop bête, fit la voix de Livia au-dessus de lui : nous en aurions été débarrassés. Au lieu de cela, tu vas devoir tenir tes promesses et les protéger jusqu’à ce qu’on puisse les ramener là-bas. »
Sa cousine était couchée au plafond, sous la mezzanine, ses cheveux blonds cendrés épars.
« Ce n’est que partie remise, répondit Basiléo, avec sècheresse. Tu as encore changé de couleur ? »
Livia roula paresseusement d’un mur à l’autre, jouant avec les mèches de sa longue chevelure, puis le long du mur jusqu’à retomber sur ses pieds devant son cousin : « C’est parce que je le vaux bien ! »
***
Noïm s’était arrêté devant la porte d’une toute petite boutique. « Je sens quelque chose ici. Rien d’absolument sûr, mais c’est comme si la terre était moins épaisse ici. »
« Forcément, rétorqua Thierry : si ça se trouve, la maison est bâti sur pilotis. »
Il ajouta immédiatement à l’intention de Didier : « C’était une blague. Humour. Tu sais, le truc dont Noïm et toi vous manquez tant parfois. »
« Et tout à fait de circonstances, n’est-ce pas ? » répondit Didier, qui sentait monter en lui une furieuse envie de lui taper dessus.
« On dirait que c’est encore ouvert, » remarqua Noïm. Et, à l’intérieur de la tête de Didier, il ajouta : « Calme-toi, ce n’est pas le moment de nous disputer. Il y a quelqu’un à l’intérieur, et c’est sans doute le gardien de la porte. Pense à Kouroun et à Caroline. Thierry y pense très fort, lui. Il sera à la hauteur. »
Didier se sentit soudain rougir de honte, et il pensa : « Je serais à la hauteur moi aussi, je te le promets. »
Il était écrit en italien sur la devanture qu’il s’agissait d’une boutique de masques et de déguisement. Il y avait une pancarte à la porte.
« Encore ouvert à cette heure, c’est vraiment bizarre, non ? » dit tout haut Didier.
« En fait, pas quand on y réfléchit, répondit Thierry : Caro avait dit qu’on n’était qu’à quelques jours du Carnaval. Tous les touristes doivent courir les boutiques pour récupérer un costume, non ? Alors c’est plutôt malin d’ouvrir en nocturne. »
Et il poussa la porte, et une clochette tinta joyeusement dans la pénombre.
« Ouvrir en nocturne, maugréa Didier. La peinture est tellement usée qu’on ne voit pratiquement pas l’enseigne, et la vitrine est éteinte. »
La voix de Noïm résonna dans sa tête : « Ils ne sont pas à l’intérieur. Seulement une personne. Humaine et très âgée. »
Noïm voulait bien sûr parler des ravisseurs de Kouroun et Caroline.
« Hé, on y voit vraiment pas grand-chose dans votre boutique ! Vous voudriez pas allumer un peu ? » lança Thierry à la cantonade.
A cette instant exact, l’intérieur de la boutique s’illumina d’une quantité remarquable de guirlandes électriques jetant un éclat orangé rappelant celui des bougies ou des fêtes foraines des anciens temps.
« Aaaah ! » cria Thierry en faisant un bond en arrière.
Car il venait de se retrouver nez à nez avec un squelette.
(à suivre)
« Hé ! s’écria Thierry très inquiet : c’est pas le moment de t’évanouir ! Dis-nous où ils sont, vite, qu’on puisse faire quelque chose ! »
Noïm battit des paupières, tandis que Didier soutenait sa tête.
« C’est trop tard. Ils ne sont plus de ce monde. »
***
Le début du second chapitre, parce Del était très impatiente
... mais je ne pourrais le terminer que ce soir, désolé !
***
CHAPITRE 2 : UN REGARD VIDE
Thierry était devenu très pâle : « Non, c’est pas possible. Kouroun… Caroline ! C’est pas vrai : Noïm dis nous que c’est pas vrai ! »
Noïm voulut se relever, Didier l’y aida, très inquiet. Cela paraissait tellement incroyable que Didier n’avait pas réagi. Il se sentait calme, à distance, suspendu.
Thierry tremblait et des larmes avaient roulés sur ses joues. Il s’écria, la voix brisée : « Ce n’est pas juste ! Qu’est-ce qui… Qu’est-ce qui est arrivé ? »
Certains passants s’étaient retournés, mais très vite ils se désintéressaient des trois garçons.
Noïm repondit tout bas : « J’étais avec Kouroun quand c’est arrivé. Il avait presque rattrapé Caroline, lorsqu’elle a bousculé un garçon costumé et masqué. Il faisait partie d’un groupe de trois, également costumés et masqués. Le garçon a perdu son masque, et Caroline a vu son visage. Elle s’est mise à crier très fort, et les trois l’ont entourés. Alors Kouroun s’est jeté sur eux, et ils l’ont assommé. Mais avant ça, il avait eu le temps de voir… »
« De voir quoi ? » demanda Didier.
Et à ce moment-là, Noïm leur montra, à lui et à Thierry, ce que Kouroun avait vu à ce moment-là.
C’était une image mouvante et déformée. Un visage poudré, aux lèvres vermillon. Mais c’était aussi plus qu’une image : Didier et Thierry sentaient le cœur puissant de Kouroun battre dans leur poitrine, son sang battre dans ses tempes, et ses poils se hérisser le long de sa nuque, tandis que toute sa musculature se mobilisait pour se dégager des bras qui le saisissaient.
Un visage aux traits très fins, portant une perruque aux cheveux blancs, surmonté d’un tricorne noir brodé de fils d’or scintillant Un visage très pâle, anormal. Un visage effrayant.
« Hou ! » fit Thierry en se cachant les yeux.
La vision s’évanouie comme un rideau de pluie chassé par une bourrasque. Didier sentit la peur grimper tout le long de son corps comme une myriade d’araignées aux pattes velues et aux crocs acérés.
« Qu’est-ce que c’était que ce truc ? » dit-il enfin d’une voix très basse.
« Ses yeux… » répétait Thierry, « Ses yeux ! »
« Ce garçon n’était pas humain, répondit doucement Noïm. Ses compagnons ne l’étaient pas non plus. »
« Est-ce qu’ils sont comme toi ? » demanda Thierry d’une voix dure.
Noïm hésita. « Je ne sais pas, » avoua-t-il. « Je ne le pense pas. Mais j’étais incapable de sentir quoi que ce soit à leur propos, sinon qu’ils ne pouvaient pas être de ce monde. Ils… ils sonnaient faux, comme une musique qu’on aurait mit sur le film de musiciens qui auraient joué un autre musique. »
« Pas de ce monde. » répéta Thierry. « Mais alors quand tu as dit que Kouroun et Caroline n’étaient plus de ce monde, tu voulais dire qu’ils les ont tués ou alors qu’ils les ont… emmenés avec eux. »
Noïm rougit : « Excusez-moi. Je voulais dire, qu’ils les ont emmenés, bien sûr. »
Didier poussa un soupir de soulagement. Thierry sauta dans les bras de Noïm.
« Noïm, espèce d’idiot ! » cria-t-il en riant et en essuyant ses larmes : « Si tu n’étais pas là, il faudrait t’inventer ! Si tu n’avais pas été là on n’aurait jamais su pour les trucs aux yeux de verre, et on serait encore comme deux idiots à fouiller la ville. Mais maintenant, tu vas pouvoir nous emmener là où ils sont en un rien de temps. Tu vas nous faire chevaucher un Mugwh ou ouvrir je ne sais quelle porte cachée dans cette cité complètement à la rue, et tu nous paralyseras tous les méchants. »
Il relâcha Noïm et lui donna une tape dans le dos : « Je l’adore ! », dit-il encore à Didier. « Il est formidable. »
Didier toussota : « Haem. »
Thierry répondit : « Ben quoi ? Noïm va bien nous aider, n’est-ce pas ? ». Voyant l’expression de Noïm, Thierry s’empourpra : « Hé, tu vas pas nous laisser tomber, non ? »
Noïm répondit : « Non, évidemment que je ne vous laisserai pas tomber ! C’est juste que j’ai peur que cela ne soit pas aussi simple que cela. »
Thierry leva les mains, paumes ouvertes : « Hé bien, simple ou pas simple, on s’y met maintenant, pas dans mille ans. Noïm, tu nous montres le chemin jusqu’où c’est arrivé. Didier, tu as toujours la bombe à poivre qu’on avait trouvé dans le train ? »
« Oui, mais… »
« Si ces types sont capables d’étaler Kouroun d’un seul coup de poing, mieux vaut qu’on leur pulvérise ce truc dans leurs yeux de poisson mort direct. Même avec leurs masques de farces et attrapes, ils la ramèneront pas de suite : Didier et moi on leur tombera dessus et on les attachera, et Noïm les interrogera… Allez, on y va ! »
Noïm restait très calme : « C’est par ici. »
Il indiquait la rue animée par laquelle Caroline avait fuit une demi heure auparavant. Le ciel s’était couvert, mais les rayons dorés du soleil filtraient encore à travers une déchirure dans les nuages. Les rayons découpaient de manière irréelle la vaste place dallée en zones tour à tour lugubres et délavées, resplendissantes et colorées.
***
Kouroun reprit conscience très vite. Il ouvrit les yeux sur un ciel nuageux compact, entre gris plomb et violacé. Il était allongé au fond d’une barque – une gondole – et sa mâchoire lui faisait mal.
Ses mains étaient attachées dans son dos, mais ses pieds étaient libres, et il n’avait pas été bâillonné.
Très vite, Kouroun réalisa qu’ils étaient encore à Venise. Caroline était allongée, elle aussi, mais on l’avait bâillonnée. Son regard, d’abord inquiet, était à présent furieux, et elle secouait la tête comme pour dire à Kouroun : « C’est maintenant que tu te réveilles ? »
Deux de leurs ravisseurs étaient avec eux sur la gondole.
Le garçon avait remis son masque. Ses yeux, entièrement noirs et luisant, comme deux calots de verre fumé étaient restés gravés dans la mémoire de Kouroun : c’était comme s’il les voyait encore en surimpression devant le masque.
Le gondolier leur tournait le dos, les promeneurs sur les quais ne semblaient leur prêter attention.
Kouroun se demanda alors si Caroline et lui n’avaient pas simplement paniqué. De simples lentilles de contacts sous un masque, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Ils passèrent sous un pont.
Le carnaval n’était pas commencé, et pourtant tout le monde était costumé à la manière des photos publicitaires : de magnifiques robes à panier, des perruques et des chapeaux extraordinaires, des gants, des éventails et bien sûr, des masques somptueux. Et pour les hommes, des tricornes, des perruques, vestes, nœuds et gilets, culottes de velours, bas de soie et bottes.
Kouroun réalisa alors que personne ne s’étonnait de les voir – Caroline bâillonnée, et lui couché et entravé.
« Il est réveillé, » remarqua une voix grave. C’était celle du garçon que Caroline avait accidentellement démasqué.
Il avait dit ces mots en français, avec un accent italien chantant. Kouroun voulut se redresser pour répondre, mais la botte de l’autre garçon – celui qui avait assommé Kouroun d’un seul coup de poing en plein dans le menton – vint écraser sa poitrine.
« Vous êtes français, vous aussi ? », interrogea à nouveau le premier garçon.
« Oui, » répondit simplement Kouroun. Puis il ajouta, le plus calmement possible : « Je peux vous poser une question ? »
L’autre n’avait pas retiré sa botte et semblait prendre un plaisir malsain à essuyer très lentement sa semelle sur le sweat-shirt de Kouroun.
« Je vous en prie. », répondit le garçon.
« Pourquoi nous avez-vous enlevés ? »
Les lèvres minces et très rouges sourirent légèrement :
« Vous avez vu mon visage. Personne ne doit savoir que nous existons. »
Kouroun décida de la jouer naïf : « Vous portez des lentilles de contact, et alors ? »
Mais le malaise profond qu’il avait ressenti au moment où il avait croisé le regard du garçon lui revenait, comme un haut-le-cœur. Non, décidément, n’importe qui aurait compris du premier coup d’œil que ce garçon n’était pas humain. Mais qu’était-il au juste ? Un démon ? Un extraterrestre ?
« Ce ne sont pas des lentilles de contact. Et vous le savez très bien. »
Kouroun hésita. La pression de la botte sur sa poitrine se fit plus légère. Il cligna des yeux : « Vous allez nous tuer ? »
« Ce ne sera pas nécessaire, » répondit immédiatement le garçon. « Considérez-vous comme mes invités. Vous resterez quelques temps, puis nous vous ramènerons là où nous vous avons trouvés. »
« Combien de temps ? »
« Cela dépendra de vous. De votre coopération. »
Kouroun soupira. Caroline fixait le ciel, les yeux exorbités. Il leva les yeux à son tour. Une nuée de corbeaux tournoyaient au-dessus d’eux. C’était étrange, et bruyant, mais de là à paniquer à nouveau. Caroline devait être épuisée. Ou encore savoir quelque chose qu’il ne savait pas encore.
« Pourquoi l’avez-vous bâillonnée et pas moi ? » demanda Kouroun.
Le garçon derrière lui lui donna un coup de talon très douloureux en pleine poitrine. Kouroun se tordit et eut une quinte de toux.
« Parce qu’elle posait trop de questions,» répondit une voix de jeune garçon – ou plutôt, une voix de jeune fille, grave et arrogante. Celui qui avait assommé Kouroun d’un seul coup de poing était une fille !
« Ce n’était pas nécessaire, » intervint le garçon, qui avait haussé le ton.
Il attendit que Kouroun reprenne son souffle. Puis répondit plus doucement : « Votre amie était moins calme que vous. Ses cris nous écorchaient les oreilles. Par ailleurs, il est dangereux de garder un bâillon sur une personne inconsciente. Elle pourrait s’étouffer par accident. Et comme je vous l’ai déjà dit, nous n’avons pas l’intention de vous tuer, ou de vous faire plus de mal que nous vous avons déjà fait. N’est-ce pas, camarade ? »
Il s’adressait à la jeune fille déguisée en gentilhomme qui avait maltraité Kouroun. Celui-ci eut une nouvelle quinte de toux, puis il souffla : « Si je suis calme, et que je suis votre invité, est-ce que ce serait trop vous demander de me relever, et me délier les mains ? »
Il n’avait guère d’espoir. Ces gens avaient des manières, mais c’étaient sans doute des criminels. Peut-être même des monstres.
« Oui, répondit le garçon. Mais vous devez me promettre de ne pas tenter une évasion. C’est une ville extrêmement dangereuse pour des nouveaux venus comme vous. Nous vous protègerons jusqu’à votre retour si vous restez avec nous. Si vous vous échappez, nous vous abandonnerons à votre sort. Aucune loi ne nous oblige à vous garder sain et sauf, m’avez-vous bien compris. »
Le cœur de Kouroun se mit à battre un peu plus vite. Il avait un goût de sang dans sa bouche. « Je vous le promets. », répondit-il après une seconde de réflexion supposée.
Le garçon fit un signe de tête à sa comparse, qui souleva sans ménagement – et sans difficulté Kouroun. Elle sortit un poignard à la garde ouvragée, et trancha les liens. Kouroun frotta longuement ses poignets. A présent, il était complètement libre de ses mouvements.
Il aurait pu tenter de s’emparer du poignard, prendre l’étrange jeune fille en otage, et les forcer à faire accoster la gondole. Il aurait fait libérer Caroline et ensemble ils auraient alerté les autorités, comme… cet étrange policier d’opérette, aux grands yeux comme deux puits remplis d’encre noire posté sur le quai voisin ?
A nouveau, Kouroun eut un haut-le-cœur.
« Le mal passera vite. », remarqua le garçon. « Et très vite, il ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Simplement, essayez de ne pas éviter nos regards, sinon vous ne vous y habituerez jamais, et il vous sera plus difficile d’oublier le grand vide. »
Il retira son masque : il avait un visage jeune, aux traits fins, aux lèvres minces. Sa peau était très pâle, ses lèvres presque violettes à cause de la lumière spectrale qui tombait du ciel. Ses yeux n’avaient ni blanc, ni iris – seulement une énorme pupille sur laquelle se reflétait le jour et les ombres.
Et si rien ne s’y était reflété, on aurait facilement cru qu’il n’avait plus du tout de globes oculaires. C’était horrible – cauchemardesque.
« Mon nom est Kouroun, », répondit simplement Kouroun, luttant pour contenir son malaise, et l’envie de fuir qui le dévorait de l’intérieur. Puis il tendit sa main d’abord à la jeune fille, qui la lui serra – à lui broyer les phalanges.
Elle souriait : « Vous ne manquez pas de cran. Mon nom est Livia. »
« Et mon nom est Basileo. » fit le garçon quand Kouroun lui serra la main. « Bienvenue sur notre île. »
« Mmm ! Mmm ! » geignit Caroline, furieuse.
« Ahem, fit Kouroun. Pouvez-vous la détacher elle aussi, s’il vous plait ? Je suis certain que tout se passera bien à présent. »
« Si elle saute à l'eau, elle mourra et ce sera votre faute, remarqua la dénommée Livia. Mais j’aimerai bien voir ça, donc je suis d’accord. »
Sans ajouter un mot, Basiléo ôta le bâillon de la bouche de Caroline :
« Je ne sauterai pas ! » furent ses premiers mots.
Elle avait l’air terrorisée, et ne regardait que Kouroun. Basiléo la releva, et détacha ses liens. Elle se précipita dans les bras de Kouroun, tremblante.
« Nous serons bientôt arrivés chez moi, » dit Basiléo avec douceur. « Chez moi, vous serez en sécurité. Et vous aurez droit à plus d’explication. »
C’est alors qu’un énorme corbeau descendit du ciel – pour aller se percher sur le bras que Basiléo venait de tendre. Caroline étouffa un cri. Le corbeau la fixa de ses yeux noirs globuleux et ouvrit le bec : « Quoi ? Tu ne me présentes pas à tes nouveaux amis ? »
Basiléo eut un sourire carnassier, et inclina la tête :
« Gaspard, voici Kouroun, et son amie Caroline. Gaspard est français, comme vous… »
« Absolument délicieux. Enchanté, vraiment, » répondit le corbeau en battant des ailes.
La gondole venait d’accoster. Livia sauta sur le quai, et retira son tricorne pour lancer à Kouroun et à Caroline : « Juste au cas où vous auriez encore un doute, mon cousin n’est pas ventriloque ! »
Et elle éclata de rire. Le corbeau leur fit un clin d’œil.
***
CHAPITRE TROIS : UNE IMPRESSION FOSSE
Noïm avait mené Didier et Thierry sans hésiter à travers le labyrinthe des ruelles.
La nuit était tombée, et l’éclairage public était parcimonieux : certaines placettes, escaliers ou portes baignaient dans la lumière artificielle – d’autres courettes, porches, ou passages étaient simplement noyés dans les ténèbres les plus profondes.
Sans se troubler, Didier avait allumé une torche électrique, et la braquait sur les ombres les plus inquiétantes.
« C’est arrivé ici, » dit simplement Noïm en s’arrêtant au milieu d’une ruelle pavée – qui ressemblait à n’importe quelle autre « calle » de la ville : étroite, surplombée par des vieilles maisons de quatre à six étages, aux rares fenêtres closes. Mais il fallait deviner les derniers étages, car la lumière des lampadaires n’éclairait pas plus haut que le deuxième.
On entendait des rires et de la musique venant des rues voisines, mais dans ce recoin-là, rien ne bougeait.
Thierry inspecta la ruelle de long en large puis revint vers Noïm :
« Et alors, où sont ils allés après ? Où est la porte secrète vers l’autre monde où ils les ont emmenés ? »
« Je n’en sais rien, » avoua Noïm. A partir du moment où Kouroun et Caroline ont été inconscients, je n’ai plus perçu aucune information. »
Le visage de Thierry s’empourpra : « Tu dois pouvoir faire quelque chose ! Je ne sais pas quoi, mais fais-le ! Tu viens d’un autre monde, alors tu dois pouvoir sentir ces trucs-là : renifle, suis leur piste ! »
Didier posa une main sur l’épaule de Thierry, qui recula de lui-même, puis s’assit sur une marche devant une vieille porte cochère poussiéreuse.
« Excuses, souffla le garçon, je sais bien qu’il fait ce qu’il peut. Mais c’est que je m’en veux tellement. J’aurais jamais dû accepter l’invitation de Caro. J’aurais dû me douter qu’on l’entraînerait dans une histoire pas possible. Tout ça c’est ma faute ! »
« Qu’est-ce que tu racontes, répondit doucement Didier en s’asseyant à côté de lui : Caroline n’était pas avec nous quand elle a rencontré ces gens. C’était un accident. Et c’est justement parce que nous sommes avec elle que nous allons trouver un moyen de la sortir de là. Et Kouroun la protègera de son côté, tu peux en être certain. »
Noïm les rejoignit : « Thierry a raison. S’il y a un endroit près d’ici où la frontière entre les mondes est plus fragile, je devrais pouvoir le sentir. »
Didier se releva, imité aussitôt par Thierry : « Tu veux dire, un endroit comme le ravin où on t’a trouvé ? »
« Oui, » répondit simplement Noïm.
« Alors faisons le tour du quartier, répondit Thierry avec énergie. On fera le tour de la ville entière si nécessaire ! »
La gondole avait accosté au bas d’un petit palais à colonnades. Gaspard le corbeau s’envola pour se poser sur la tête d’un des deux lions de pierre rongés par le temps qui gardaient l’entrée du bâtiment.
Il y avait d’étranges remous dans les eaux de plomb du canal. Basiléo tendit sa main gantée à Caroline pour l’aider à monter sur le quai, mais celle-ci supplia Kouroun du regard, et ce fut lui qui lui porta secours. Basiléo eut un sourire en coin et les salua de son tricorne.
Ils franchirent la porte d’entrée. Le heurtoir représentait un dieu barbu grimaçant. Le hall était sombre, et il y faisait froid.
Il y avait des boiseries et des grands tableaux, et un lustre dont les cristaux tintaient dans le courant d’air. L’air embaumait la cire, avec un arrière goût de cendre. Gaspard le corbeau s’envola à tire d’ailes jusqu’en haut de la rampe du grand escalier.
« Gaspard va vous guider jusqu’à vos appartements, » disait Basiléo alors qu’ils gravissaient les marches.
« Vous pourrez vous y rafraîchir. Maverick va bientôt revenir avec des provisions pour vous. Surtout ne manger aucune nourriture d’ici, ni ne buvez aucun vin ou jus de fruits, ou un quelconque alcool. L’eau pure n’est pas un problème, mais ces aliments seront comme du poison pour vous.»
« J’insiste, mis à part l’eau, ne mangez ni ne buvez rien que nous ne vous ayons ramené de votre monde. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, si quoi que ce soit d’inquiétant arriver, Gaspard se chargera de nous alerter. »
« Vous allez nous faire surveiller par ce charognard ! » s’écria Caroline. « Non, je ne le supporterai pas ! »
Ils étaient arrivés devant une porte peinte en vert sombre.
« Merci, répondit Kouroun, en prenant le bras de la jeune fille, de veiller sur notre sécurité. »
Basiléo ouvrit la porte verte et s’effaça pour laisser passer ses « invités ».
Le corbeau s’engouffra à l’intérieur de la pièce, passant juste sous le nez de Caroline, soulevant ses cheveux. De réflexe, Caroline leva les mains pour protéger ses yeux, puis, avec une dernière insulte pour le volatile griffu, elle entra à son tour.
« Kouroun, dit Basiléo sur le pas de la porte : vous trouverez un livre sur la table basse. Il répondra peut-être à certaines des questions que vous vous posez, sur nous autres, et sur cet endroit. »
Sa voix se fit très basse : « Veillez sur votre amie. Qu’elle ne tente rien qui vous mette en péril. »
« Je le ferai, » répondit Kouroun.
Et l’autre referma la porte.
« Tu feras quoi ? », répliqua Caroline dans la seconde, avançant droit sur lui comme une furie : « De quoi parliez-vous à voix basses ? Est-ce que tu es déjà passé de leur côté ? Est-ce que les coups de bottes que cette… »
Le corbeau poussa une série de croassements brefs, qui ressemblaient à s’y méprendre à un rire extrêmement déplaisant.
Caroline attrapa le premier objet venu – un pot de fleurs séchées sur une tablette – et l’envoya en direction du volatile. Le pot rata largement sa cible.
« Je n’ai pas entendu de verrou tourner, » répondit simplement Kouroun. « Nous pouvons quitter cette maison quand nous voulons. Maintenant es-tu certaine de vouloir partir à l’aventure dans un monde dont nous ignorons tout ? »
Caroline fixa le jeune homme comme s’il était devenu subitement fou :
« Un monde dont nous ignorons tout ? ».
Elle éclata d’un rire strident : « Tu as fumé ou quoi ? Nous sommes à Venise. Cette bande de malades nous a enlevé, tabassés, et m’ont piqué mon sac, et tu comptes rester chez eux à leur disposition ? Moi pas. »
Caroline posa la main sur la poignée de la porte et eut une hésitation. Puis elle se retourna vers Kouroun et dit : « Je te laisse l’oiseau chanteur. Et amuse-toi bien avec la fille qui aime tant s’essuyer les bottes sur toi. Je suis certaine que l’expérience te profitera, tiens ! »
Et elle s’en alla dans le couloir. Le corbeau alla se poser sur l’épaule de Kouroun : « Rattrape-là vite et ligote-la au lit. Il est très confortable. »
« Caroline ! » cria Kouroun en s’élança. Le corbeau s’envola au devant et barra la route de la jeune fille au moment où elle arrivait en haut des escaliers.
« Vas-t-en ! », cria Caroline.
Kouroun l’attrapa, et comme elle débattait, il la plaqua au sol sur l’épais tapis.
« Caroline, tu vas m’écouter, gronda-t-il en immobilisant complètement la jeune fille d’une prise parfaite : Nous ne sommes plus à Venise, j’en suis sûr et certain, et toi aussi tu as dû t’en rendre compte. Ces gens ne sont pas humains, ce ciel au-dessus de nous n’était pas un ciel, et tout à l’heure il y avait des choses dans l’eau qu’on ne trouve pas dans l’eau chez nous. Tu le sais. »
Caroline eut un sanglot : « Oui, je le sais ! cria-t-elle. Mais je m’en fiche ! Si tu as peur, tu n’as qu’à rester ici. Moi je tente ma chance. »
« Non, répondit Kouroun avec une voix très basse : je n’ai pas peur, et tu ne tenteras pas ta chance. Pas avant qu’on en ait appris plus. Sur ces gens, et sur ce monde. Compris ? »
Caroline soupira, puis hocha la tête. Kouroun la relâcha, et l’aida à se relever. Ils retournèrent ensemble jusqu’à l’appartement, suivi de près par le corbeau.
En contrebas, adossé à une colonne, dans l’ombre de l’escalier, Basiléo soupira. Puis il retira sa perruque poudrée. Ses cheveux étaient d’un noir profond, courts et bouclés.
« Trop bête, fit la voix de Livia au-dessus de lui : nous en aurions été débarrassés. Au lieu de cela, tu vas devoir tenir tes promesses et les protéger jusqu’à ce qu’on puisse les ramener là-bas. »
Sa cousine était couchée au plafond, sous la mezzanine, ses cheveux blonds cendrés épars.
« Ce n’est que partie remise, répondit Basiléo, avec sècheresse. Tu as encore changé de couleur ? »
Livia roula paresseusement d’un mur à l’autre, jouant avec les mèches de sa longue chevelure, puis le long du mur jusqu’à retomber sur ses pieds devant son cousin : « C’est parce que je le vaux bien ! »
***
Noïm s’était arrêté devant la porte d’une toute petite boutique. « Je sens quelque chose ici. Rien d’absolument sûr, mais c’est comme si la terre était moins épaisse ici. »
« Forcément, rétorqua Thierry : si ça se trouve, la maison est bâti sur pilotis. »
Il ajouta immédiatement à l’intention de Didier : « C’était une blague. Humour. Tu sais, le truc dont Noïm et toi vous manquez tant parfois. »
« Et tout à fait de circonstances, n’est-ce pas ? » répondit Didier, qui sentait monter en lui une furieuse envie de lui taper dessus.
« On dirait que c’est encore ouvert, » remarqua Noïm. Et, à l’intérieur de la tête de Didier, il ajouta : « Calme-toi, ce n’est pas le moment de nous disputer. Il y a quelqu’un à l’intérieur, et c’est sans doute le gardien de la porte. Pense à Kouroun et à Caroline. Thierry y pense très fort, lui. Il sera à la hauteur. »
Didier se sentit soudain rougir de honte, et il pensa : « Je serais à la hauteur moi aussi, je te le promets. »
Il était écrit en italien sur la devanture qu’il s’agissait d’une boutique de masques et de déguisement. Il y avait une pancarte à la porte.
« Encore ouvert à cette heure, c’est vraiment bizarre, non ? » dit tout haut Didier.
« En fait, pas quand on y réfléchit, répondit Thierry : Caro avait dit qu’on n’était qu’à quelques jours du Carnaval. Tous les touristes doivent courir les boutiques pour récupérer un costume, non ? Alors c’est plutôt malin d’ouvrir en nocturne. »
Et il poussa la porte, et une clochette tinta joyeusement dans la pénombre.
« Ouvrir en nocturne, maugréa Didier. La peinture est tellement usée qu’on ne voit pratiquement pas l’enseigne, et la vitrine est éteinte. »
La voix de Noïm résonna dans sa tête : « Ils ne sont pas à l’intérieur. Seulement une personne. Humaine et très âgée. »
Noïm voulait bien sûr parler des ravisseurs de Kouroun et Caroline.
« Hé, on y voit vraiment pas grand-chose dans votre boutique ! Vous voudriez pas allumer un peu ? » lança Thierry à la cantonade.
A cette instant exact, l’intérieur de la boutique s’illumina d’une quantité remarquable de guirlandes électriques jetant un éclat orangé rappelant celui des bougies ou des fêtes foraines des anciens temps.
« Aaaah ! » cria Thierry en faisant un bond en arrière.
Car il venait de se retrouver nez à nez avec un squelette.
***